jeudi 4 novembre 2010

"Elle sonne à la fin." De la psychose paranoiaque dans ses rapports avec la modernité.

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S'il est toujours quelque peu imprudent de comparer tous les ordres de savoir, en l'occurrence ici métaphysique, philosophie morale et économie politique, il est difficile de ne pas être sensible aux échos, dans d'autres domaines justement que la métaphysique, de cette analyse de Descartes par Jean Borella, il est difficile de ne pas avoir l'impression de saisir sur l'instant une des racines de l'absence de foi, dans le monde comme dans les autres, de l'homme moderne :

"Que le soleil ne se lève ni ne se couche, en réalité, alors que nous le voyons accomplir ces deux mouvements tous les jours, et que tant de significations et de sentiments s'y attachent qui sont liés aux rythmes les plus profonds de notre vie psycho-corporelle, un tel savoir ne peut pas ne pas introduire, dans la conscience existentielle de l'Européen, un divorce latent et une déchirure irréparable, entre l'ordre de l'être et celui du paraître. On peut, sans aucun doute, et dans une perspective très générale, considérer ce divorce comme l'origine de cette philosophie de la dualité qui, de Descartes à Kant, parcourt toute la pensée européenne, à l'exception de Spinoza et Hegel. Chez Descartes, l'idée très forte que le monde est « machiné » traduit un tel divorce. Le malin génie n'est pas seulement dans la substance pensante (à titre d'hypothèse) ; il est aussi dans la substance étendue : diabolus in machina. De même que les animaux ne sont que du mécanique caché sous du vivant, de même les effets merveilleux que nous offre la « fable du monde », s'expliquent entièrement par une machinerie complexe de poulies, de cordes, de soufflets, de tuyaux, de roues, de leviers articulés, de poids et autres dispositifs qui se ramènent toujours à l'étendue et au mouvement. Le monde est véritablement un « opéra fabuleux », qu'un Dieu machiniste a construit, peut-être pour nous étonner, et dont la « nouvelle philosophie » [perfide, ce Borella…] nous permet de penser le secret. Le décor, en son endroit (?), nous présente un spectacle riant et coloré où s'épanouissent les formes naturelles les plus belles et les plus harmonieuses : montagnes, forêts, tapis de fleurs, animaux variés, météores étonnants, grêle et arcs-en-ciel, nuages dérivant sur un fond d'azur, torrents bondissants et rivières paresseuses, que notre oeil (autre merveille de la nature) ne cesse de parcourir avec ravissement et qui sollicitent tous nos sens. Mais si nous le regardons en son envers (?), toute cette beauté s'évanouit, ces qualités qui paraissent si réelles s'effacent, il ne reste plus que des rouages savamment agencés, point si subtilement cependant que la « méthode » n'en puisse venir à bout.

« Telle est la montre qui chemine
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez en son sein :
Mainte roue y tient lien de tout l'esprit du monde
La première y meut la seconde,
Une troisième suit, elle sonne à la fin. » [La Fontaine]

Ce qui caractérise une telle étiologie, c'est non seulement le déterminisme mécanique, mais c'est aussi, et même surtout, l'idée d'un hétéromorphisme radical de la cause et des effets ; hétéromorphisme qui est lié à ce qu'il faut bien appeler une physique du soupçon. C'est un trait constant de la démarche cartésienne, nous semble-t-il, que de soupçonner les apparences et de croire à un monde truqué. Esprit d'une extraordinaire méfiance, Descartes vit au milieu d'un monde physique, social et même mental, qui déploie toute son industrie pour le tromper et piper sa créance. Il ne voit partout que piège à déjouer au prix de la plus grande vigilance. Acquérir une certitude exige qu'on s'entoure de mille précautions et qu'on développe l'immense appareil des Méditations métaphysiques. Et parmi la multitude innombrable de ces « effets intellectuels » que sont les idées, il n'en est qu'une seule pour échapper à l'hétéromorphisme étiologique, une seule qui ressemble à la Cause qui l'a produite (…), c'est l'idée de Dieu." (La crise du symbolisme religieux, éd. 2008, pp. 72-73.)

On voit ici se mettre en place une structure, ou un schéma, sans intermédiaire qui n'est pas sans évoquer ce que deviendra la monarchie absolue par rapport au système féodal : on conserve la clef de voute du système, l'Absolu, royal ou métaphysique, mais on supprime tous les étages intermédiaires, ce qui faisait qu'il y avait une véritable structure. Passons. Jean Borella dans les paragraphes suivants montre comment la pensée symbolique traditionnelle pouvait opérer une distinction du visible et de l'invisible qui ne déclenche pas la méfiance : "Le paraître est l'image de la révélation de l'être" (p. 74), et c'est précisément la fonction du symbolisme que de nous conduire pas à pas à l'Absolu, mais en prenant pour point de départ le visible, pas en le considérant comme une apparence trompeuse, maligne, méchante.

Il faudrait voir chez Hume et Berkeley ce qu'il en est, à quel point les analyses de Borella sur ce sentiment de méfiance ontologique peuvent s'adapter. Sans prêter trop d'influence aux philosophes - et de toutes façons, ils participent eux-mêmes d'un mouvement d'ensemble -, il ne me semble pas abusif de voir ici caractérisée cette configuration d'esprit moderne qui s'attache avant tout à ne pas être dupe, qui confond maturité et incrédulité (comme un gamin de 5 ans, en fait), qui ne comprend pas que sans un minimum de confiance - en le monde, en les autres, en soi - rien n'est possible.


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To be continued...

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