dimanche 14 novembre 2010

Some people say a man is made outta mud... ("Le monde comme dispositif fait partie du monde comme phénomène.")




Poursuivons notre propagande pro-Borella, tant les éclaircissements donnés dans La crise du symbolisme religieux nous semblent pouvoir être profitables à tous. Si, comme l'écrivait P. Boutang il y a bientôt quarante ans, "le premier travail de la reconstruction sera métaphysique", travaillons, travaillons, quitte à nous répéter quelque peu :

"Telles sont les considérations qui nous permettent de saisir la véritable signification de l'infinitisation du cosmos au début du XVIIe siècle, et justifier que nous ayons pu parler, à son sujet, d'une limitation indéfinie. C'est précisément ce concept d'une limitation indéfinie ou universelle qui nous permet de rendre compte, paradoxalement, et de l'apparent agrandissement de l'espace cosmique, et du sentiment carcéral qui s'empare alors des esprits et des coeurs. Répétons-le - car c'est là que réside à nos yeux l'essentiel de la mutation culturelle que subit l'âme européenne - l'illimitation ou l'ouverture de l'espace cosmique est corrélative, fondamentalement, de la réduction du monde à l'étendue géométrique, c'est-à-dire de sa clôture ontologique. Inversement, la clôture spatiale du monde médiéval et antique est corrélative d'une illimitation ontologique, parce que l'ordre des choses est mystérieusement rattaché à l'ordre divin qu'il symbolise. Cette illimitation intrinsèque du monde s'accorde à la profondeur de la vie humaine. Car la vie de l'homme se déroule toujours dans un univers à la fois fini et profond, jamais dans un espace illimité et surfacial. La vie est finitiste, elle exige un cadre, un entourage, un « milieu » (Umwelt) [un enracinement, dirait Simone Weil], une niche écologique, une matrice, un paradis. Mais en même temps elle ajoute à cet espace tri-dimensionnel clos (que symbolise la croix des fleuves au jardin d'Eden), une quatrième dimension, la seule qui soit infinie, ou quasi-infinie : la profondeur interne, géométriquement non figurante, présence cachée de l'arrière-monde en toutes choses qui prolonge leur être secret vers l'Être infini. C'est pourquoi la science galiléenne peut bien offrir l'ivresse d'une étendue illimitée où plonger nos regards, le subconscient collectif ne s'y trompe pas. Il ressent cette ouverture comme une perte, cet agrandissement comme un leurre." (La crise du symbolisme religieux, p. 89)

- ce que la publicité a pour une fois su traduire, c'est le slogan du film de l'ex (?)- publicitaire Ridley Scott : "Dans l'espace galiléen, personne ne vous entend crier" - une brève recherche Google


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, pour vérifier que je ne me trompe pas sur ce slogan, m'apprend que dans l'espace dit de la « conquête », auquel Jean Borella consacre la suite de ce passage, c'est vrai, on n'entend rien.





- Ce qui me donne une transition toute rêvée vers un autre texte issu du même livre. D'une part je n'ai quasiment aucune culture scientifique, d'autre part, ainsi que je l'ai expliqué en mai dernier, j'ai quelques réserves d'ordre général à l'utilisation de la science par la philosophie ou la religion. Cela n'empêche certes pas toute référence à la science contemporaine, en voici une, toujours donc sous la plume de J. Borella :

"Les analyses les plus fines de la physique récente conduisent… à un renversement paradoxal des conceptions ordinaires : ce n'est plus la séparation ou la distance entre deux points qui est première et évidente, et donc la corrélation éventuelle de ces deux points qu'il faut expliquer, mais c'est au contraire l'« inséparabilité » qui devient « principe », et la distance ou l'écartement qui fait problème : “la distance n'est pas de façon intrinsèque, entre tel et tel élément de la réalité indépendante. C'est nous qui la mettons, d'une certaine manière, entre tels et tels éléments de la réalité empirique, ou, autrement dit, de l'image de la réalité que nous construisons pour nos échanges et notre usage”, Bernard d'Espagnat, A la recherche du réel, Gauthier Villars, 1979, p. 46. Cet ouvrage peut soulever des critiques, notamment à cause du caractère un peu sommaire (à nos yeux) de certaines considérations philosophiques (et que doit donc penser un physicien de nos propres considérations en matière scientifique !). Mais cela ne saurait suffire à discréditer sa thèse fondamentale : la réalité objective n'est pas de nature matérielle." (p. 86n.)

Phrase saisissante, donc j'avais fait le titre de ma première utilisation de La crise…, et à laquelle je trouve aujourd'hui une allure programmatique : mon tempérament prudent, mon côté Musil si je veux être prétentieux, ma pusillanimité si je veux me flageller, essaient de me retenir, mon enthousiasme leur fait un cadrage-débordement (« d'école » : dans la presse sportive, un cadrage-débordement est toujours d'école, ne me demandez pas pourquoi) et s'empresse de déclarer que les seules philosophies intéressantes d'aujourd'hui, les seules qui peuvent contribuer à nous sortir de la crise, y compris d'ailleurs financière et toute cette merde (la merde vient après la bouffe, le poisson pourrit par la tête : la crise est conséquence et non cause, même si elle a son propre rythme), sont celles qui détailleront et expliqueront ce principe. - Et voilà comment, parti en marchant sur des oeufs, je deviens militant exalté, c'est typique…

Mais revenons à d'Espagnat. Le vieux voyeriste jamais éteint en moi ne peut que frétiller à la lecture de ce nom, et aller vérifier ce qu'en écrivait, il y a foutre trente ans, le maître :

"Nous apprenons par l’intermédiaire du physicien d’Espagnat (A la recherche du réel) que Bohr définit la science avant tout comme une œuvre de communication entre les hommes et non en termes d’une réalité donnée et intrinsèque qu’elle aurait pour mission de tenter de décrire. En d’autres termes, la science est pour Niels Bohr la synthèse d’une partie de l’expérience humaine. (…) Dans le cadre de la conception de Bohr la notion de réalité des propriétés des objets semble bien être rigoureusement subordonnée à celle d’expérience humaine et n’avoir de sens qu’à travers elle. C’est donc en quelque sorte un nouveau cogito : la communication seule est certaine, tout le reste est douteux. La conclusion de cette réjouissante école de Copenhague est que la physique ne peut plus parler d’une nature en-soi nature, d’une matière en-soi matière et d’un objet en-soi objet. Pour Bohr, la nature et la matière sont seulement des régions du monde défini comme l’activité totale des hommes. D’Espagnat ajoute : "Plus les connaissances s’accroissent, plus devient grand le domaine de celles dont on peut bien dire qu’elles sont connaissance de nous-mêmes avant d’être connaissance d’un problématique monde extérieur ou d’une vérité éternelle." (…)

L’importance conférée par Bohr aux instruments de mesure a pour conséquence que selon lui il est impossible de parler d’un phénomène tant que l’on s’abstient de décrire de façon complète le dispositif expérimental utilisé pour étudier ce phénomène donc à la limite : le monde comme dispositif expérimental pour observer le monde comme phénomène ! En vérité il faut même dire que le dispositif fait partie intégrante du phénomène et donc le monde comme dispositif fait partie du monde comme phénomène. Ainsi, la propagation d’une particule dans l’espace n’est pas en soi un phénomène. L’ensemble constitué par le dispositif émetteur, la particule, le milieu traversé et un dispositif récepteur voilà selon Bohr un phénomène dont la science physique peut légitimement parler. Mais ces instruments qu’utilisent les hommes, il faut bien que les hommes les construisent avant de les utiliser. Et pourquoi donc s’arrêter en si bon chemin et délimiter le phénomène à la porte du laboratoire et ne pas l’étendre aux différents endroits où les instruments sont fabriqués. Ainsi cet état préparé par le physicien est inclus dans un état préparé par le monde lui-même, ce phénomène est lui-même un état de la division mondiale du travail et le monde est le seul dispositif adéquat pour observer le monde, autrement dit la réalité seule est qualifiée pour observer la réalité."

Tout ceci me semble rentrer parfaitement dans notre cadre d'analyse du jour. Je reproduis encore certaines thèses :

"Le fait que nous prétendions que ce que l’on désigne par les mots de nature et de matière soit des régions de la connaissance ne signifie pas pour autant que nous prétendions que rien n’existe qui ne soit pas idée, pensée. Le mouvement de l’idée a lieu dans ce qui existe et n’est pas elle. Mais ce qui existe et qui n’est pas la pensée n’est pas pour autant ce que l’on désigne par « matière » et « nature ». Cela ne signifie pas non plus que ce qui existe et n’est pas la pensée soit hors de portée de la connaissance comme le prétend Kant. Au contraire, la connaissance en tant que monde, communication pratique, mouvement de la pensée dans ce qui n’est pas elle est destruction de ce qui existe et n’est pas la pensée, ou du moins destruction de son indépendance : médiation, auto-médiation de ce qui existe. La connaissance en tant que monde, loin d’être étrangère à l’être, est son auto-destruction, sa division interne infinie. L’être n’est donc pas laissé intact hors de la connaissance mais la connaissance est l’effondrement interne infini de l’être... Hegel donne une description éminemment poétique de cet effondrement. Le style de Hegel, le style tornade et tempête, est le style apocalyptique par excellence.

Autrement dit : ce que l’on nomme « nature » et « matière » ne sont pas ce dans quoi se mouvrait la pensée. C’est déjà le mouvement de la pensée, c’est déjà une région d’un état de la destruction de ce qui existe, c’est déjà une région de la fondation de l’univers.

Sur ce point, nous nous séparons de Hegel et sommes modestement dualistes. Le mouvement de l’idée est le mouvement de l’idée dans ce qui existe et ainsi devient monde. Nous admettons qu’il préexiste quelque chose au mouvement de l’idée et qui n’est pas l’idée, mais nous dénions que ce quelque chose soit « nature » ou « matière » du moins ce que l’on désigne habituellement par ces mots. De toute façon, cette hypothèse dualiste est totalement gratuite et superflue dans l’état des choses. Ça ne mange pas de pain et nous ne nous priverons donc pas du plaisir de la faire. Quelle souillure originelle évidemment pour notre essence divine. Nous ne serons jamais que des divinités nées ! Selon le mot de Lautréamont, nous sommes d’ailleurs cette naissance éternelle. Les mythes religieux ont un fondement rationnel, fondement rationnel auquel ne peuvent d’ailleurs prétendre les laborieuses fables matérialistes, car ces mythes sont l’œuvre d’un monde et connus comme tels. (…)

D’une manière plus générale, nous nous trouvons en accord avec d’Espagnat (…) pour contester que l’objet soit la réalité, que l’objet existe comme objet en-soi objet, qu’une « nature » existe comme nature en-soi nature indépendamment de la connaissance que l’on peut en prendre, cette connaissance venant en quelque sorte se sur-ajouter comme reflet inessentiel et impuissant à cette nature en-soi nature. De même nous contestons qu’il existe une matière en-soi matière indépendamment de la connaissance que l’on en prend. Cette dernière expression est d’ailleurs incorrecte puisqu’elle laisse supposer qu’on prend de toute façon connaissance d’une matière ou même de ce qui existe indépendamment de la pensée. Or il n’en est rien. La matière à titre de région de la connaissance n’est pas ce dont la connaissance prend connaissance mais la connaissance elle-même ou du moins un résultat. Ensuite la connaissance ne prend pas connaissance de l’« être » de ce qui existe indépendamment de la pensée, mais détruit cet être, détruit son indépendance. Elle ne vise pas à connaître l’être, elle est la destruction de l’indépendance de l’être." (Revue de préhistoire contemporaine, 1982, pp. 140-146)

Je n'ai pas souvenir que cette idée de destruction, exprimée ici avec d'importantes nuances dans ses formulations, ait été reprise par l'auteur dans les dernières années. L'invocation de Lautréamont (comme, dans d'autres textes de la même période, de Breton), sauf erreur de ma part, est restée de l'ordre de l'exceptionnel. Quoi qu'il en soit, en 2005, J.-P. Voyer, dans un texte d'une grande densité, revient sur cette idée de « dualisme modeste » :

"Cela me permet de préciser ce que j’entendais quand je disais au Dr Weltfaust que j’étais, contrairement à Hegel et à Marx (…), modestement dualiste. Je ne disais pas que j’étais dualiste au sens matière-esprit, mais au sens ce qui est objet-ce qui n’est pas objet. Qu’est-ce qui n’est pas objet ? L’apparence, c’est à dire l’apparition en tant qu’apparition. Cela vaut, évidemment, pour les objets qui n’apparaissent jamais, tels les nombres — personne n’a jamais vu un nombre et personne n’en verra jamais et cependant, si j’en crois Frege, les nombres sont des objets —. Je suis donc dualiste car je reconnais deux ordres : l’ordre des objets, visibles (les choses) et invisibles (invisibles, certes, mais… formulables. Formulables, sinon, il n’y aurait pas de mathématiques), et l’ordre de l’apparence. Si cela ne produisait pas des phrases bizarres, il serait judicieux de généraliser visible et invisible en manifestes et non manifestes."

- Est-ce encore du dualisme, je ne sais pas, et la distinction des genres d'être, empruntée à Wittgenstein et Vincent Descombes et évoquée dans la suite de ce passage, ne pourrait-elle pas, au moins d'une certaine manière, être reliée à la gradation de profondeur dans l'ordre symbolique que l'on trouve dans les thèses de Jean Borella ?

Bon, ça suffit pour aujourd'hui…





…ou plutôt non, car je tombe sur la retranscription du merveilleux article « Hétérosexisme », issu du Dictionnaire de l'homophobie, dirigé par le regrettable Tin, que nous avons retrouvé il y a peu.

J'évoquais cet article dans ma longue recension de cet inénarrable dictionnaire, en 2006, il n'est donc que justice de vous en communiquer le contenu, maintenant qu'il est disponible en ligne. Je ne vais pas non plus lui consacrer un texte entier, la vie est courte, à le relire je me contenterai de noter à quel point on peut être frappé, non seulement par la légèreté des considérations historiques de l'auteur, par sa façon de résoudre le problème par ses définitions de départ, par la confusion, bien analysée par Muray dans le temps, entre « stigmatisation » et « discrimination » (discriminer, rappelait Muray, c'est à l'origine, et ce peut n'être, qu'établir des différences, cela ne débouche pas nécessairement sur de mauvais traitements ; dans le cas présent, on ne voit pas en quoi l'idée d'une complémentarité homme-femme, qui que je sache s'emboitent bien, aboutirait nécessairement à la soumission de la seconde au premier), mais aussi, cela dans mon souvenir avait moins attiré mon attention, par un rapprochement malheureusement très courant entre la culture bourgeoise du XIXe siècle, effectivement aussi dure aux homosexuels que très hypocrite, et toute l'histoire de l'« Occident chrétien », et par - à phobie, phobie et demi - une sourde et désagréable misogynie ma foi assez courante chez les pédés.


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Et cette fois-ci, bonne journée !




La technique, bon… Mais l'esprit !

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