dimanche 24 octobre 2010

De l'inconvénient d'être père. - Quelques réflexions sur le syndicalisme et l'association, III.

Voici de nouveau un texte dont la rédaction remonte à quelques semaines. Je n'arrivais pas à le finir, je comprenais en partie, mais en partie seulement pourquoi. A le relire il me semble que la meilleure chose à faire est de vous le donner tel quel, avec un commentaire en guise de conclusion.


Première partie.

Deuxième partie.


Dans la deuxième partie de ces réflexions, je vous annonçais quelques remarques sur les difficultés pratiques des conceptions holistes et/ou associationnistes de la société. Je pensais plus particulièrement à la doctrine de Maurras. Il peut paraître superflu de se lancer dans des explications sur l'impossibilité ou la très grande difficulté à « rendre » un Roi à la France en 2010, alors même que personne ou presque ne réclame officiellement un retour à la royauté, mais, outre le simple plaisir de comprendre et d'essayer de faire comprendre, il y a au moins deux bonnes raisons pour s'interroger (aujourd'hui, d'un point de vue assez général et théorique) sur la nature et les causes de l'échec de Maurras :

- les livres de Maurras proposent des analyses qui se veulent holistes de la société française et de ce qu'il faut faire pour l'améliorer : elles peuvent donc, dans une certaine mesure, être prises comme exemple des qualités et des limites de ce type d'analyse par rapport à la société contemporaine ;

- c'est un lieu commun que d'évoquer le caractère monarchique de la Constitution de la Ve République : quelle qu'en soit la véracité profonde, cela signifie au moins qu'il n'est pas si ringard que l'on peut le penser au premier abord que de se poser des questions sur les fonctions (politique, symbolique…) du Roi.

En réalité, j'ai déjà, au fil du temps, déposé, comme le Petit Poucet, assez d'indices sur ces thèmes pour que vous puissiez par vous-mêmes ajouter deux et deux, ou au moins pour que vous sachiez déjà où je veux en venir. Il s'agit donc, pour le dire vite, de jouer Yonnet contre Maurras - et contre Balzac, Bonald… Relisons donc le beau texte de Balzac mis en ligne il y a quelque temps par le maître :

"En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille, ils ont créé le fisc ! (…) Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée." - Maurras l'avait bien compris, qui n'a cessé de lutter pour la liberté de tester et pour la restauration de la puissance paternelle.

Le holisme de Bonald (qui, si ma mémoire est bonne, est explicitement évoqué dans les Mémoires de deux jeunes mariées d'où ce texte est extrait, Balzac en tout cas s'en réclamait) et de Maurras est notamment fondé sur cette idée : la puissance royale est à l'image de la puissance paternelle, elles se renforcent l'une l'autre. Chaque père est roi en sa famille, le Roi est le père des Français. La société est composée d'une pyramide de royautés familiales hiérarchisées, au sommet de laquelle se trouve la Royauté elle-même, fondée par ces « familles royales », les symbolisant, leur garantissant en pratique et symboliquement la pérennité.

De ce point de vue, il est tout à fait logique que Maurras ait senti l'importance de la liberté de tester, qui d'une part préserve la puissance du père, lequel a une arme de pression sur ses enfants, d'autre part permet aux fortunes familiales de se préserver dans le temps, au lieu d'être divisées à chaque génération. Ajoutons que le dirigeant de l'Action Française eut aussi le mérite de comprendre l'importance, d'une part de la démographie - et donc de s'inquiéter de la baisse de la natalité en France -, d'autre part des politiques publiques pour y remédier, cette baisse de la natalité - qui sera toujours pour un Drieu la Rochelle comme un crime de la France vis-à-vis d'elle-même - étant par ailleurs à mettre en relation avec les lois sur la succession :

"Notre natalité a baissé ? Mais il n'est pas prouvé que cette baisse soit indépendante de nos lois politiques, ces chefs-d'oeuvre de volonté égalisante et destructive qui tendent à rompre l'unité des familles et à favoriser l'exode vers les villes des travailleurs des champs. Il n'est pas prouvé davantage que l'on ne puisse y remédier, directement et sûrement, par un certain ensemble de réformes profondes et doublées d'exemples venus de haut. Une politique nationale eût changé bien des choses, du seul fait qu'elle eût existé." (Kiel et Tanger, p. 137.)

« Directement et sûrement » : là est le problème. Si le raisonnement de Maurras est aussi clair que cohérent, il ne colle plus à la réalité anthropologique de la France de la fin du XIXe siècle : pas seulement parce que depuis 1793 on a « coupé la tête » de la puissance paternelle et qu'une tête ne repousse pas comme ça, mais parce qu'avant même que Louis XVI fût étêté les pères, et pas n'importe lesquels, les aristocrates, avaient commencé, de leur propre chef, c'est le cas de le dire, à se la couper.

Revenons à l'absolutisme royal et à Louis XIV, apogée de la royauté française selon Maurras. Gobineau, Nietzsche, Péguy et Halévy l'avaient bien compris et exprimé : en sapant l'autorité des grandes familles nobles issues de la Royauté Louis XIV détruisait en même temps l'édifice pyramidal sur lequel reposaient et qui légitimait la présence et la symbolique royales. On l'illustre le plus souvent par le libertinage, le côté partouzard de la noblesse française au XVIIIe, critiqué ou moqué par Taine ou Cioran, mais il faut aller plus loin. En se comportant comme elle se comporte, en se laissant par ailleurs séduire par les thèses d'un Rousseau, la noblesse ne fait pas que se déconsidérer, et donner prise à la critique selon laquelle elle s'est juste "donné la peine de naître, et rien de plus". Elle est en train de mettre en oeuvre le tournant historique majeur qui forme l'ossature et la thèse principale du Recul de la mort de Yonnet.

Dans un enchevêtrement complexe de causes et d'effets, médicaux, techniques, psychologiques, politiques, la noblesse française désoeuvrée, dépossédée de ses fonctions historiques, ne se contente pas de partouzer, ou plutôt ne partouze que parce qu'elle est en train de mettre au point un modèle de reproduction familiale inédit, et qui, c'est en quelque sorte vertigineux, la France donne ici le ton, à tous et pour longtemps, va devenir petit à petit, évolution toujours en cours, celui du monde entier : elle ne va plus faire des enfants pour se reproduire en tant que noblesse, pilier et gloire de ce qui va bientôt devenir, en partie pour cette raison même, l'Ancien Régime, elle va les faire parce qu'elle a envie de les faire et pour les aimer en tant qu'elle a eu envie de les faire. C'est ce que Paul Yonnet appelle « l'enfant du désir d'enfant ». Je redonne ci-après quelques extraits de l'interview synthétique où l'auteur du Recul de la mort exprime l'essentiel de sa thèse, autorisons-nous deux digressions avant de reprendre la démonstration :

- pour les amateurs d'« identité nationale », il faut voir que nous tenons là une expression très concrète des ambiguïtés de l'identité française. La France est à la fois la fille ainée de l'Église et le pays des droits de l'homme, disait, après d'autres, Muray : la mutation idéologique, morale et, c'est l'expression, politico-sexuelle, de la noblesse française au XVIIIe siècle (on passe de La Rochefoucauld à Valmont, pour prendre des symboles) est le moment où le passage se fait entre les deux - et ce passage s'est notamment fait au plumard, papa dans maman ;

- j'ai dit que la noblesse avait commencé à cette période à se couper elle-même la tête, on peut se demander, en pensant à une autre phrase de Balzac, citée par Lucien Rebatet : "Balzac dit quelque part que les femmes ne redoutent plus les menaces de mort depuis que les hommes n'ont plus d'épée au côté", on peut se demander si, sous ses apparences libertines et queutardes auto-proclamées, elle ne s'est pas coupé, par la même occasion, un autre organe essentiel (dans Woody et les robots, on annonce à W. Allen qu'on va le transporter dans le futur après lui avoir modifié le cerveau, ce à quoi il répond : « Oh non, pas le cerveau ! C'est mon deuxième organe préféré ! »). Aller plus loin dans cette direction impliquerait de nombreuses précisions théoriques et historiques sur la « virilité », « l'égalité des sexes », etc. Je me contenterai ici de mentionner cette hypothèse et de rappeler cette phrase de Proudhon : "Nul n'est homme s'il n'est père." Ce qui dans notre contexte se reformule ainsi : un libertin est-il aussi viril qu'il le croit ? Peut-on être vraiment viril sans être père ? Etc.

Laissons ces questions que l'on aurait tort, n'est-ce pas Dr Orlof, de juger naïves ou conservatrices, et reprenons le fil de notre démonstration. Balzac, lorsqu'il publie les Mémoires des deux jeunes mariées (1841), saisit à chaud une évolution qui, si elle a déjà eu des effets, notamment politiques, très importants, n'en est encore, d'un point de vue démographique et surtout anthropologique, qu'à ses débuts. Quelques décennies plus tard, Maurras arrive… trop tard.

Le directeur de l'Action Française n'a pas saisi, d'une part l'importance du processus en cours, d'autre part que ce processus était irréversible. Irréversible d'abord parce qu'une fois que les progrès de la médecine permettent à la grande majorité des enfants de survivre, et donc aux couples de ne faire que les enfants qu'ils veulent faire, on ne revient pas en arrière.

(Écrivant ces lignes alors même que l'on constate que l'évolution du capitalisme le conduit à ne plus savoir faire ce qu'il savait faire il y a encore peu, au point qu'à certains égards il n'assure même plus le progrès technique qui est une de ses justifications principales (ce qui est une bonne nouvelle) : j'exagère, mais le règne envahissant de la mauvaise qualité et de la camelote n'est tout de même pas une évolution innocente ; écrivant ces lignes, donc, je les trouve un rien optimistes. Admettons néanmoins que du point de vue de la mortalité infantile il y aurait du chemin à faire pour revenir en arrière, ceci sans même évoquer les transformations psychologiques induites par le « recul de la mort. »)

Certes des lois égalitaires ont favorisé le processus, mais, outre que ces lois ne sont justement pas venues de nulle part, et que l'intérêt de la noblesse française au XVIIIe pour les théories des Lumières, puis des Droits de l'homme, est à relier à son évolution décrite plus haut, il est clair que les mesures proposées par Maurras auraient, à terme, été balayées par ce que l'on peut ici appeler sans remords le « sens de l'histoire ». Jugeant avec le recul il serait mesquin de se moquer, mais il n'est pas sans piquant de voir le pourfendeur du juridisme, l'apôtre du « pays réel » par opposition au « pays légal » (opposition en soi intéressante, mais parfois pervertie), s'illusionner quelque peu sur le pouvoir des lois.

C'est ici le point le plus important : le processus est irréversible non seulement à cause des progrès de la médecine, mais en raison de l'évolution psychologique qu'il induit. Cela a pour conséquence de saper, dans des mesures diverses mais irrémédiablement, l'autorité, paternelle comme institutionnelle. Relisons Paul Yonnet :

"Toute la psychologie de l'enfant se construit autour de ce désir [d'être désiré et de l'avoir été au moment de papa dans maman]. Dès sa naissance, et parfois pendant la grossesse, les parents vont lui répéter et lui montrer qu'il a été désiré. L'enfant va vouloir se l'entendre confirmer tout au long de sa croissance et surtout réclamer des preuves. La seule preuve, absolument cardinale, que cet enfant a bien été appelé au monde pour lui-même, c'est de lui offrir les conditions d'épanouir sa personnalité en toute indépendance. Car c'est un moi singulier qui échappe à ses parents. Il ne peut surgir que de l'intérieur de lui-même. Toute la relation éducative va être organisée autour de cette autonomisation rapide, avec, en filigrane, une crise de l'interdit. Car une question va se poser en permanence aux parents : « Si j'ai désiré cet enfant, pourquoi l'empêcherais-je de faire ce qu'il veut ? » En miroir, l'enfant va répondre : « Si je suis un enfant du désir, pourquoi mes parents m'empêchent-ils de faire ce que je veux ? » Ce besoin d'autonomie, désormais presque congénital, sape a fortiori l'autorité de l'État et de toute institution qui n'est pas les parents. Le terme « autorité » vient d'un mot latin qui signifie « auteur ». L'individu moderne étant né du seul désir de ses auteurs, les parents, il s'estime in-créé par tous les autres. Il ne leur doit rien. En réalité, la famille produit un nouvel individu affectivement et psychologiquement équipé, mais techniquement dépouillé : elle s'est délestée sur la collectivité de toute une série de fonctions, formation, éducation, santé, protection, contrôle social, etc. Mais la société est priée de se mettre au service de ce nouvel individu, et non l'inverse."

Il y aurait des objections à faire ou des nuances à apporter, mais continuons :

"L'individualisme n'a pas scellé la mort de la famille, qu'on accusait dans les années 1970 d'être castratrice : au contraire, c'est au sein même de la famille, revalorisée, qu'il niche et prospère. Quand la Révolution française s'est attaquée à la famille, c'était pour promouvoir les droits de l'individu, brimé. Le Code civil, en 1804, l'a réinstaurée, bétonnée aux dépens de ces derniers, tant pis pour l'individu. Jusqu'en 1965. Alors a commencé une vaste réforme réhabilitant la femme en tant qu'épouse et mère. On a cru qu'il s'agissait de mettre à égalité les deux sexes. Mais c'était un leurre. Ce qui était en jeu, c'était la refondation de la famille autour du droit de chaque individu la composant. (…) On pensait que l'individu ne pourrait jamais s'épanouir que sur les ruines de la famille. Mais celle-ci ne s'est pas effondrée. Elle s'est métamorphosée."

C'est le point cardinal de l'évolution, celui qui invalide les théories holistes conservatrices d'un Bonald ou d'un Maurras : l'évolution anthropologique a conduit à ne plus opposer individualisme et famille. Celle-ci était autrefois un rempart contre l'individualisme, celui-ci s'est construit, ou a cru se construire, contre elle (« Familles, je vous hais ! »), et voilà qu'elle devient le support et la légitimation d'un nouvel individualisme. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus d'adolescent fugueurs, cela veut encore moins dire qu'il n'y a plus de névroses familiales, mais que ce qui était le support de la pyramide ne peut plus rien supporter, n'est plus un support d'autre chose que de soi-même.

Notons au passage que l'erreur de Maurras (qui d'ailleurs n'eut pas d'enfant, légitime en tout cas) est ici partagée par la doxa gauchiste : famille moteur de l'autorité pour l'un, famille répressive, castratrice, pour les autres, dans les deux cas on reste sur un modèle dépassé, on veut le restaurer ou l'abattre sans voir qu'il a évolué.

Revenons à la politique. Son évolution ne peut être totalement synchrone avec celles des moeurs sexuelles et familiales ; au surplus, le processus mis en lumière par Paul Yonnet n'a pas été un long fleuve tranquille ni une évolution linéaire - la direction a toujours été la même, le rythme et la vigueur du courant ont pu varier ("La route est droite, mais la pente est forte", comme disait l'autre…). Ceci pour marquer qu'il peut y avoir des télescopages entre le temps de la vie politique, institutionnelle, et le temps des moeurs, et qu'il n'est donc pas illégitime de voir dans la Ve République, quand bien même elle serait antérieure de quelques années à l'apparition de la pilule (décrite par Paul Yonnet, toujours dans la même interview, comme une « arme atomique » : le gaullisme, c'est la bombe vis-à-vis de l'extérieur du pays, la bombe à l'intérieur des familles - évidemment nucléaires…) qu'elle n'a pas légalisée par hasard,

il n'est pas illégitime de voir dans ce régime celui qui correspondait à peu près à l'évolution en cours des moeurs (auxquelles on ajoutera ici le désir de croissance économique, laquelle avait besoin d'un État plus fort que celui de la IVe République pour vraiment prendre son essor). On peut ici faire un raisonnement analogue à celui utilisé l'autre jour au sujet du rôle de l'État dans la constitution gaullienne. Dans un pays où la notion de la famille est en train d'évoluer grandement, sans que l'on s'en rende encore vraiment compte (ajoutons le rôle de l'exode rural, au coeur de toutes ces évolutions), cette espèce de contrefaçon de la royauté mise au point par un républicain d'esprit maurrassien était bien l'objet hybride qui pouvait, d'une part être accepté des Français, d'autre part à la fois favoriser et dans une certaine mesure contrôler les grands mouvements de moeurs en cours. L'harmonie à cet égard entre les différentes composantes de la société fut d'ailleurs telle qu'on envoya à l'hospice le faux Roi, tel n'importe quel vieillard, dès que l'on considéra, à tort ou à raison, qu'il avait fait son temps, que le père était devenu un insupportable papy.

Vient d'ailleurs à l'esprit cette idée de l'importance, symbolique, politique, de l'âge du Président. De Gaulle viré en partie parce que trop vieux pour la société dont il avait accompagné la croissance sinon la naissance, Pompidou vite malade et décédé, arriva au pouvoir une figure fort peu paternelle, plutôt filiale même (avec une contrefaçon - la particule - qui n'est pas innocente, qui lui donne un parfum de bâtardise), Giscard, l'homme de l'avortement et de la fin de la souveraineté française en matière monétaire. Foutu à la porte pour n'avoir pas su, enfant gâté, se contenir quand on lui proposa un beau cadeau (les diamants de Bokassa), il céda la place à une curieuse figure, dont l'ambiguïté par rapport à la silhouette paternelle traditionnelle résume à elle seule l'ambiguïté de son règne. Mitterrand avait l'âge et le charisme pour incarner une figure paternelle, mais si le père traditionnel incarne lui-même une sorte d'immuabilité et de sens de la fidélité, son itinéraire pour le moins méandreux empêchait ou rendait bien fragile et artificielle cette incarnation - d'ailleurs, qu'est-ce qu'un père rimbaldien, qui propose de sa propre initiative de vous « changer la vie » ? On touche là du doigt les causes du mélange de permissivité et de terrorisme intellectuel subtil qui caractérisèrent les années 80. Et finalement, dans cet ordre d'idées, ce que Mitterrand incarna le plus, c'est la maladie, la longue et douloureuse maladie de l'aïeul que l'on enverrait bien se faire euthanasier (tiens, le débat apparaît alors…), pourri de l'intérieur et autour duquel tout est pourri.

De même que le décès de Pompidou amena l'élection d'un président jeune, de même aurait-il sans doute été logique, par rapport à notre point de vue du jour, que Mitterrand cédât la place à une silhouette du type de celle de Nicolas Sarkozy. Pour des raisons où la contingence, les structures politiques du régime (il faut du temps pour percer, pour « devenir présidentiable »), la symbolique sont étroitement entremêlées, il fallut d'abord en passer par Jacques Chirac, qui partait à peu près avec les mêmes qualités (l'âge, l'expérience) et les mêmes défauts (les innombrables retournements de veste) que son prédécesseur pour ce qui est de ses possibilités d'incarnation paternelle. L'amusant avec Chirac, c'est qu'il sépara complètement cette fonction présidentielle symbolique, qu'il occupa avec sérieux et professionnalisme, mieux sans doute que Mitterrand, bien mieux que Giscard et Sarkozy, d'avec ses rares initiatives politiques, qui allèrent dans le sens contraire : la suppression du service militaire, figure usée mais encore existante de l'autorité ; la caution donnée aux Juifs pour se faire les dents sur la France ("Vous pouvez vous lâcher, vous pouvez vous gaver", telle était finalement la signification de la « reconnaissance » des responsabilités de l'État français dans la déportation des Juifs), repentance dont on ne saurait dire qu'elle ait fait beaucoup de bien pour la concorde nationale (pour l'unité de la famille). La seule fois où il fit coïncider son devoir d'incarnation symbolique et son devoir d'assurer la continuité de la souveraineté nationale fut justement sa seule initiative louable - un peu quichottesque, mais c'est une autre histoire -, l'opposition aux États-Unis sur la guerre en Irak. (Que malheureusement il voulut payer en bradant encore un peu notre souveraineté, au Moyen-Orient et par rapport à l'Otan, anticipant sur son funèbre successeur : après avoir été père, il joua la comédie du retour de l'enfant prodigue.)

Avec Sarkozy… nous retrouvons un fils, un faux fils, avec un gros problème concernant le désir qu'on a eu de lui (ce qui peut d'ailleurs expliquer en partie sa conception caricaturale et brutale de l'autorité [1]), de surcroît père très moderne - familles recomposées, adultères plus ou moins exhibés, par lui ou ses compagnes… Ici au moins et malgré les déclarations pompeuses il n'y a pas d'ambiguïté, l'incapacité à assumer un rôle paternel vis-à-vis de la nation correspond parfaitement à une politique d'abandon des formes institutionnelles et psychologiques de la souveraineté nationale.


Cette longue digression, que je n'avais pas prévue lors du début de la rédaction de ce texte, ne nous a pas fait sortir de notre sujet. Si un chef d'État, élu au suffrage « universel », est à la fois un symbole, une incarnation et un moteur des évolutions en cours dans la société, la possibilité, l'envie et la manière qu'il a de jouer le rôle du père que la constitution dans l'esprit de son fondateur lui attribue, tout cela est révélateur des dynamiques anthropologiques qui nous occupent aujourd'hui.

Il importe néanmoins de dissiper quelques ambiguïtés que l'histoire ici retracée à gros traits peut susciter. Tout d'abord, de même que l'honnêteté du général vis-à-vis de l'argent a pu couvrir de son manteau de vertu les turpitudes des barons de l'UDR et autres Foccart, Pasqua, etc., il ne faut pas oublier ce paradoxe constitutif de la Ve République qu'il fallait une silhouette paternelle à l'ancienne telle que de Gaulle pour accompagner la société dans ses évolutions anti-patriarcales. Ce que signifia, entre autres, Mai 68. Peut-être faut-il prendre le problème à l'envers et s'amuser de ce paradoxe historique qui vit un esprit maurrassien et holiste favoriser l'apparition du nouvel individualisme. Peut-être aussi ce régime ambigu est-il mort en 1968 et 1969, ou lors du décès de Pompidou (on a peur des vieux chefs d'État, on voit dans le père un malade, un impuissant en puissance) et l'éviction de Chaban-Delmas (on ne veut plus du gaullisme et des résistants, on leur préfère un héritier de collabos), ce qui expliquerait avec quelle facilité ceux-là mêmes qui ont en charge la souveraineté nationale l'ont petit à petit bradée, le sursaut chiraco-villepiniste au sujet de l'Irak ne pouvant masquer la longue histoire de cet abandon, depuis Giscard - si ce n'est depuis Georges « Rothschild » Pompidou…

Quoi qu'il en soit, il ne faudrait pas assimiler sans plus d'examen capacité du chef d'État à incarner le père, souci de la souveraineté nationale et faculté à exercer une politique efficace. Ce n'est pas parce que c'était le souci originel de de Gaulle, ce n'est pas parce que nous avons pu, dans notre bref survol, repérer des corrélations, positives (de Gaulle, Chirac et l'Irak) ou négatives, en ce sens, que l'équation est en elle-même aussi simple. Il est tout à fait possible d'envisager la possibilité, malgré la dérive des institutions depuis le passage au quinquennat et l'inversion du calendrier des élections par Lionel Jospin, de l'arrivée au pouvoir d'un président peu paternel mais compétent et concerné par l'intérêt national - d'ailleurs, le pro-de Gaulle Soral envisage, pour tenir ce rôle, une femme jeune (du point de vue des normes du personnel politique français), Marine Le Pen…

Tout cela nous ramène, tentons de boucler la boucle, à la question de l'autorité. Ce qui pose problème, je l'ai signalé de façon allusive plus haut, ce qui pose problème dans la thèse de Paul Yonnet au moins en tant qu'elle est exprimée dans les propos cités aujourd'hui, c'est une manière de suggérer qu'il n'y a plus d'autorité, paternelle ou institutionnelle. Je ne veux pas trop chicaner l'auteur du Recul de la mort à cet égard - il ne s'agit ici que d'une interview -, l'important est de ne pas se tromper de question. Ce qui a disparu, si ce n'est éternellement, du moins depuis un certain temps et pour un bon bout de temps certainement, c'est l'autorité paternelle en tant que fondement de la famille et en tant que pilier de la société, ce qui n'est pas rien. De ce point de vue, on ne saurait trop conseiller aux féministes de prendre des précautions au lieu d'utiliser à tout va les termes de « patriarcat », de « société patriarcale ». On peut évoquer des vestiges du patriarcat, à la limite des résurgences du patriarcat, mais la France n'est plus une société patriarcale.

Ce qui ne signifie pas que les violences des hommes à l'égard des femmes n'existent pas ou ne doivent pas être combattues, mais on doit plutôt se demander si elles n'entrent pas dans un autre cadre, que l'on appelle souvent - et cette appellation, sous les réserves que je vais essayer d'expliciter, me semble légitime - la « crise de l'autorité ». J'ai évoqué la conception caricaturale de l'autorité exprimée par Nicolas Sarkozy. Notre ignoble Président se comporte ici comme dans d'autres domaines, il isole un élément en lui-même légitime et partie intégrante d'une conception qui a fait ses preuves (ici, l'autorité du pater familias, ailleurs les fonctions régaliennes de l'État, son monopole de la violence légitime, etc.) et ne se concentre que sur cet élément. On ne fera pas grief à ce fumier d'avoir hérité d'une situation dans laquelle des composantes d'un tout autrefois cohérent ont été dissociées, on lui reprochera de continuer à les dissocier, avec l'agressivité impulsive qui le caractérise - donnant par là-même du grain à moudre aux gauchistes, toujours enclin à jeter le bébé de l'autorité avec l'eau du bain des violences policières. A ce train là nous sommes repartis pour des années de confusion entretenue des deux côtés, Sarkozy jouant les coqs, Onfray encaissant ses droits d'auteur.

Ceci posé, il me semble que, en dépit de ou en réaction aux antinomies évoquées par Paul Yonnet ("« Si j'ai désiré cet enfant, pourquoi l'empêcherais-je de faire ce qu'il veut ? » (…) « Si je suis un enfant du désir, pourquoi mes parents m'empêchent-ils de faire ce que je veux ? » Ce besoin d'autonomie, désormais presque congénital, sape a fortiori l'autorité de l'État et de toute institution qui n'est pas les parents."), parents comme membres d'institution éducatives en sont venus à se demander à quoi ils servaient encore, à quoi ils pouvaient encore servir, ne serait-ce que pour éviter de se coltiner des enfants purement et simplement névrosés.


Ici, j'ai bloqué… Il est bien évident avec le recul que ce blocage est dû à la conscience que je ne pouvais vraiment partir dans cette dernière direction sans un travail de documentation un peu plus consistant que les simples observations que j'ai pu faire au jour le jour ces dernières années au fil de la croissance de mes enfants. La sensation aussi vague que précise, eh oui, de commencer à employer un style convenu et ennuyeux était un autre indice que quelque chose n'allait pas.

Après relecture de l'ensemble, la piste que je donnerais est la suivante : nous serions face à l'autorité dans une situation analogue dans ses grandes lignes à celle des penseurs libéraux en face de l'État moderne, qu'ils ont contribué à créer. Désacralisée, désenchantée si l'on veut faire du Gauchet, désimbriquée si l'on penche vers Polanyi…, l'autorité n'est plus un élément d'un ensemble de relations réciproques - devoirs, droits, garanties, obligations, etc. -, elle est, pour ainsi dire, seule dans son coin. Du coup elle manque, du coup on la réclame, mais dès qu'elle arrive avec sa grande gueule et ses chaussures sales, on n'est plus sûr de la vouloir chez soi. De ce point de vue on peut admettre que la fonction de N. Sarkozy ne soit pas très facile.

Je reviendrai sur tous ces sujets, me contentant pour finir de rappeler la principale thèse de ce qui précède : la filiation, qui était soumission à la collectivité, qui était d'essence holiste, devient individualiste, devient peut-être la fondation même de l'individualisme. (De ce point de vue, l'expression « nouvel individualisme », qui m'était venue spontanément sous la plume, est très maladroite : il s'agit de l'individualisme, tout simplement, en tant que conséquence du « recul de la mort », mais il n'apparaît tel qu'en lui-même, dans son essence familiale, que petit à petit et d'une certaine manière seulement récemment. J'ai glissé dans ma rédaction de la nouveauté du concept introduit par P. Yonnet, à la nouveauté du phénomène, et cela peut être source de malentendus.)

Paradoxalement, cette thèse exprimée, et après avoir mentionné nombre des problèmes que pose cette situation, je me sens un peu comme un dépressif qui aurait l'impression, à tort ou à raison mais avec conviction, d'avoir mieux cerné les raisons de son mal, lequel lui apparaît momentanément plus léger. Et pensant à un texte quelque peu grotesque de Drieu sur Doriot en 1937 (Textes politiques, pp. 332-334), qui finit sur la sentence : "Un chef, c'est d'abord un père", je ne peux m'empêcher de trouver un certain charme à la « réponse » que lui fait Cioran, en 1973, dans
De l'inconvénient d'être né : "Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père."

Et peut-être qu'après tout, en ces années pilule et MLF, Cioran vise déjà et d'abord le père individualiste et essaie de nous donner un peu d'oxygène...




[1]
On compare parfois Nicolas Sarkozy à la racaille de banlieue : leur rapport analogue au désir que l'on a eu, ou pas, d'eux est un élément à ajouter au dossier de cette analogie. Racaille d'en haut, racaille d'en bas, encore… avec, à l'origine, un problème d'origine.

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jeudi 21 octobre 2010

"A l'état de cadavre..."

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Les textes de Simone Weil consacrés à sa définition de la religion ("L'amour de Dieu et le malheur", "Formes de l'amour implicite de Dieu"), ne sont pas à proprement parler, passez-moi l'expression, incitables, mais ils sont d'une telle densité philosophique et poétique qu'en fournir des extraits d'une part blesse presque la sensibilité, d'autre part expose la pensée de l'auteur à des malentendus regrettables : lus dans la continuité, je ne dis pas qu'ils sont imparables, mais, tronçonnés, je sens bien qu'ils devront être accompagnés de commentaires et de précisions multiples. Cela ne signifie pas que je n'en retranscrirai jamais aucun passage, mais qu'une telle opération nécessite un travail spécifique.

Tout en vous en recommandant donc chaleureusement la lecture, je préfère vous donner aujourd'hui un texte de facture plus traditionnelle, et quelque peu lié à l'actualité. L'enracinement fut écrit à Londres en 1943 : S. W. était chargée de contribuer à l'élaboration d'un programme, d'un projet de société dirait-on aujourd'hui. En guise de quoi elle fournit une théorie complète de la condition humaine - ce qui ne veut pas dire qu'elle oublia son sujet et ses aspects concrets, comme le texte qui suit en fait foi.

"Il faudrait distinguer deux espèces de groupements, les groupements d'intérêts, auxquels l'organisation et la discipline seraient autorisées dans une certaine mesure, et les groupements d'idées, auxquels elles seraient rigoureusement interdites. Dans la situation actuelle, il est bon de permettre aux gens de se grouper pour défendre leurs intérêts, c'est-à-dire les gros sous et les choses similaires, et de laisser ces groupements agir dans des limites très étroites et sous la surveillance perpétuelle des pouvoirs publics. Mais il ne faut pas les laisser toucher aux idées. Les groupements où s'agitent des pensées doivent être moins des groupements que des milieux plus ou moins fluides. Quand une action s'y dessine, il n'y a pas de raison qu'elle soit exécutée par d'autres que par ceux qui l'approuvent.

Dans le mouvement ouvrier par exemple, une telle distinction mettrait fin à une confusion inextricable. Dans la période qui a précédé la guerre, trois orientations sollicitaient et tiraillaient perpétuellement tous les ouvriers. D'abord la lutte pour les gros sous ; puis les restes, de plus en plus faibles, mais toujours un peu vivants, du vieil esprit syndicaliste de jadis, idéaliste et plus ou moins libertaire ; enfin les partis politiques. Fréquemment, au cours d'une grève, les ouvriers qui souffraient et luttaient auraient été bien incapables de se rendre compte s'il s'agissait de salaires, ou d'une poussée du vieil esprit syndical, ou d'une opération politique menée par un parti ; et personne non plus ne pouvait s'en rendre compte du dehors.

Une telle situation est impossible. Quand la guerre a éclaté, les syndicats en France étaient morts ou presque, malgré les millions d'adhérents ou à cause d'eux. Ils ont repris un embryon de vie, après une longue léthargie, à l'occasion de la résistance contre l'envahisseur. Cela ne prouve pas qu'ils soient viables. (…)

Des syndicats ne peuvent pas vivre si les ouvriers y sont obsédés par les sous au même degré que dans l'usine, au cours du travail aux pièces. D'abord parce qu'il en résulte l'espèce de mort morale toujours causée par l'obsession de l'argent. Puis parce que, dans les conditions sociales présentes, le syndicat, étant alors un facteur perpétuellement agissant dans la vie économique du pays, finit inévitablement par être transformé en organisation professionnelle unique, obligatoire, mise au pas dans la vie officielle. Il est alors passé à l'état de cadavre. (…)

D'ailleurs l'obsession des salaires renforce l'influence communiste, parce que les questions d’argent, si vivement qu'elles touchent presque tous les hommes, dégagent en même temps pour tous les hommes un ennui si mortel que la perspective apocalyptique de la révolution, selon la version communiste, est indispensable pour compenser. Si les bourgeois n'ont pas le même besoin d'apocalypse, c'est que les chiffres élevés ont une poésie, un prestige qui tempère un peu l'ennui lié à l'argent, au lieu que quand l'argent se compte en sous, l'ennui est à l'état pur. D'ailleurs le goût des bourgeois grands et petits pour le fascisme montre que, malgré tout, eux aussi s'ennuient." ("Quarto", pp. 1044-1045)

Et puisque Chicoutimi a eu la gentillesse de mettre aussi ce livre en ligne, j'ai le temps de vous en fournir un autre extrait. Dans la première partie de L'enracinement, Simone Weil s'efforce de dresser une liste des « besoins essentiels de l'âme », qu'elle distingue des envies, désirs, caprices, etc., et qu'une société se doit de respecter. Chaque sous-chapitre commence donc par : "… est un besoin essentiel de l'âme. Le lecteur de Sahlins, Geertz et Voyer fronce toujours les sourcils à l'évocation du concept de besoin, mais n'entamons pas la discussion pour l'instant - d'autant qu'avec S. W., on se doute tout de même qu'il ne s'agit pas que de penser à manger.

Voici en tout cas ce second extrait :

"La sécurité.

La sécurité est un besoin essentiel de l'âme. La sécurité signifie que l'âme n'est pas sous le poids de la peur ou de la terreur, excepté par l'effet d'un concours de circonstances accidentelles et pour des moments rares et courts. La peur ou la terreur, comme états d'âme durables, sont des poisons presque mortels, que la cause en soit la possibilité du chômage, ou la répression policière, ou la présence d'un conquérant étranger, ou l'attente d'une invasion probable, ou tout autre malheur qui semble surpasser les forces humaines.

Les maîtres romains exposaient un fouet dans le vestibule à la vue des esclaves, sachant que ce spectacle mettait les âmes dans l'état de demi-mort indispensable à l'esclavage. D'un autre côté, d'après les Égyptiens, le juste doit pouvoir dire après la mort : « Je n'ai causé de peur à personne. »

Même si la peur permanente constitue seulement un état latent, de manière à n'être que rarement ressentie comme une souffrance, elle est toujours une maladie. C'est une demi-paralysie de l'âme.


Le risque.

Le risque est un besoin essentiel de l'âme. L'absence de risque suscite une espèce d'ennui qui paralyse autrement que la peur, mais presque autant. D'ailleurs il y a des situations qui, impliquant une angoisse diffuse sans risques précis, communiquent les deux maladies à la fois.

Le risque est un danger qui provoque une réaction réfléchie ; c'est-à-dire qu'il ne dépasse pas les ressources de l'âme au point de l'écraser sous la peur. Dans certains cas, il enferme une part de jeu ; dans d'autres cas, quand une obligation précise pousse l'homme à y faire face, il constitue le plus haut stimulant possible.

La protection des hommes contre la peur et la terreur n'implique pas la suppression du risque ; elle implique au contraire la présence permanente d'une certaine quantité de risque dans tous les aspects de la vie sociale ; car l'absence de risque affaiblit le courage au point de laisser l'âme, le cas échéant, sans la moindre protection intérieure contre la peur. Il faut seulement que le risque se présente dans des conditions telles qu'il ne se transforme pas en sentiment de fatalité." (pp. 1047-48)


Au plaisir !

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jeudi 14 octobre 2010

"L'air que nous respirons."

Impossible, à la lecture de ce texte magnifique, de ne pas vous le transmettre toutes affaires cessantes. Publié par Simone Weil - ça y est, j'ai finalement « osé »… Des années que je me dis que je dois le faire, un jour on se réveille et on s'y sent prêt, Dieu seul sait pourquoi - en février 1943 dans Les Cahiers du Sud, il s'intitule Le Génie d'Oc.

J'avais dans un premier temps pensé vous le donner sans autre forme de procès ; à la réflexion, quelques commentaires ne me semblent pas superflus, à condition de bien marquer que je ne commenterai pas nécessairement les points les plus importants, et que l'absence de remarques ne vaut pas assentiment à tout. Nullité crasse en histoire de l'art, je ne saurais par exemple discuter les opinions de Simone Weil sur l'art roman et l'art gothique. Disons que je m'efforce ici de clarifier certains points obscurs, de commenter brièvement ce qui peut l'être sans trop vous gêner dans votre lecture, d'attirer votre attention sur certains points, de suggérer comme d'habitude quelques rapprochements. - Précautions « oratoires » sans doute inutiles, tant le mouvement interne de ce texte est suffisamment fort pour ne pas être vraiment troublé par d'intempestives notes externes, mais qui permettront au moins d'éviter tout malentendu sur mes intentions.

J'ai utilisé la retranscription mise en ligne par Chicoutimi, effectuée à partir de l'édition de ce texte par Gallimard en 1960 dans le recueil Écrits historiques et politiques (pp. 75-84). J'ai corrigé quelques erreurs et signalé les différences avec la plus récente édition Quarto (Gallimard, 2008 [1999], pp. 673-680), dans laquelle je l'ai découvert. Le premier paragraphe, pour des raisons que j'ignore, ne figure pas dans cette dernière édition.

En scène !

"Pourquoi s'attarder au passé, et non s'orienter vers l'avenir ? De nos jours, pour la première fois depuis des siècles, on se porte à la contemplation du passé. Est-ce parce que nous sommes fatigués et proches du désespoir ? Nous le sommes ; mais la contemplation du passé a un meilleur fondement.

Depuis plusieurs siècles, nous avions vécu sur l'idée de progrès. Aujourd'hui, la souffrance a presque arraché cette idée hors de notre sensibilité. Ainsi nul voile n'empêche de reconnaître qu'elle n'est pas fondée en raison. On l'a crue liée à la conception scientifique du monde, alors que la science lui est contraire tout comme la philosophie authentique. Celle-ci enseigne, avec Platon, que l'imparfait ne peut pas produire du parfait ni le moins bon du meilleur. L'idée de progrès, c'est l'idée d'un enfantement par degrés, au cours du temps, du meilleur par le moins bon. La science montre qu'un accroissement d'énergie ne peut venir que d'une source extérieure d'énergie ; qu'une transformation d'énergie inférieure en énergie supérieure ne se produit que comme contre-partie d'une transformation au moins équivalente d'une énergie supérieure en énergie inférieure. Toujours le mouvement descendant est la condition du mouvement montant. Une loi analogue régit les choses spirituelles. Nous ne pouvons pas être rendus meilleurs, sinon par l'influence sur nous de ce qui est meilleur que nous.

- condamnation sans appel du protestantisme, du kantisme, d'une grande partie de la philosophie des Lumières…

Ce qui est meilleur que nous, nous ne pouvons pas le trouver dans l'avenir. L'avenir est vide et notre imagination le remplit. La perfection que nous imaginons est à notre mesure ; elle est exactement aussi imparfaite que nous- mêmes ; elle n'est pas d'un cheveu meilleure que nous. Nous pouvons la trouver dans le présent, mais confondue avec le médiocre et le mauvais ; et notre faculté de discrimination est imparfaite comme nous-mêmes. Le passé nous offre une discrimination déjà en partie opérée.

- Heil Chesterton !

Car de même que ce qui est éternel est seul invulnérable au temps, de même aussi le simple écoulement du temps opère une certaine séparation entre ce qui est éternel et ce qui ne l'est pas. Nos attachements et nos passions opposent à la faculté de discriminer l'éternel des ténèbres moins épaisses pour le passé que pour le présent. Il en est ainsi surtout du passé temporellement mort et qui ne fournit aucune sève aux passions.

Rien ne vaut la piété envers les patries mortes. Personne ne peut avoir l'espoir de ressusciter ce pays d'Oc. On l'a, par malheur, trop bien tué. Cette piété ne menace en rien l'unité de la France, comme certains en ont exprimé la crainte. Quand même on admettrait qu'il est permis de voiler la vérité quand elle est dangereuse pour la patrie, ce qui est au moins douteux, il n'y a pas ici de telle nécessité. Ce pays, qui est mort et qui mérite d'être pleuré, n'était pas la France. Mais l'inspiration que nous pouvons y trouver ne concerne pas le découpage territorial de l'Europe. Elle concerne notre destinée d'hommes.

Hors d'Europe, il est des traditions millénaires qui nous offrent des richesses spirituelles inépuisables. Mais le contact avec ces richesses doit moins nous engager à essayer de les assimiler telles quelles, sinon pour ceux qui en ont particulièrement la vocation, que nous éveiller à la recherche de la source de spiritualité qui nous est propre ; la vocation spirituelle de la Grèce antique est la vocation même de l'Europe, et c'est elle qui, au XIIe siècle, a produit des fleurs et des fruits sur ce coin de terre où nous nous trouvons.

Chaque pays de l'antiquité pré-romaine a eu sa vocation, sa révélation orientée non pas exclusivement, mais principalement vers un aspect de la vérité surnaturelle. Pour Israël ce fut l'unité de Dieu, obsédante jusqu'à l'idée fixe. Nous ne pouvons plus savoir ce que ce fut pour la Mésopotamie. Pour la Perse, ce fut l'opposition et la lutte du bien et du mal. Pour l'Inde, l'identification, grâce à l'union mystique, de Dieu et de l'âme arrivée à l'état de perfection. Pour la Chine, l'opération propre de Dieu, la non-action divine qui est plénitude de l'action, l'absence divine qui est plénitude de la présence. Pour l'Égypte, ce fut la charité du prochain, exprimée avec une pureté qui n'a jamais été dépassée ; ce fut surtout la félicité immortelle des âmes sauvées après une vie juste, et le salut par l'assimilation à un Dieu qui avait vécu, avait souffert, avait péri de mort violente, était devenu dans l'autre monde le juge et le sauveur des âmes. La Grèce reçut le message de l'Égypte, et elle eut aussi sa révélation propre : ce fut la révélation de la misère humaine, de la transcendance de Dieu, de la distance infinie entre Dieu et l'homme.

Hantée par cette distance, la Grèce n'a travaillé qu'à construire des ponts. Toute sa civilisation en est faite. Sa religion des Mystères, sa philosophie, son art merveilleux, cette science qui est son invention propre et toutes les branches de la science, tout cela, ce furent des ponts entre Dieu et l'homme. Sauf le premier, nous avons hérité de tous ces ponts. Nous en avons beaucoup surélevé l'architecture. Mais nous croyons maintenant qu'ils sont faits pour y habiter.

- c'est un thème qui sera repris par ailleurs dans ce texte, je le signale une bonne fois : la confusion et le réductionnisme qui définissent la modernité par rapport aux sociétés traditionnelles.

Nous ne savons pas qu'ils sont là pour qu'on y passe ; nous ignorons, si l'on y passait, qui l'on trouverait de l'autre côté.

Les meilleurs parmi les Grecs ont été habités par l'idée de médiation entre Dieu et l'homme, de médiation dans le mouvement descendant par lequel Dieu va chercher l'homme. C'est cette idée qui s'exprimait dans leur notion d'harmonie, de proportion, laquelle est au centre de toute leur pensée, de tout leur art, de toute leur science, de toute leur conception de la vie. Quand Rome se mit à brandir son glaive, la Grèce avait seulement commencé d'accomplir sa vocation de bâtisseuse de ponts.

Rome détruisit tout vestige de vie spirituelle en Grèce, comme dans tous les pays qu'elle soumit et réduisit à la condition de provinces. Tous sauf un seul. Contrairement à celle des autres pays, la révélation d'Israël avait été essentiellement collective, et par là même beaucoup plus grossière, mais aussi beaucoup plus solide ; seule elle pouvait résister à la pression de la terreur romaine. Protégé par cette carapace, couva un peu d'esprit grec qui avait survécu sur le bord oriental de la Méditerranée. Ainsi, après trois siècles désertiques, parmi la soif ardente de tant de peuples, jaillit la source parfaitement pure. L'idée de médiation reçut la plénitude de la réalité, le pont parfait apparut, la Sagesse divine, comme Platon l'avait souhaité, devint visible aux yeux. La vocation grecque trouva ainsi sa perfection en devenant la vocation chrétienne.

Cette filiation, et par suite aussi la mission authentique du christianisme, fut longtemps empêchée d'apparaître. D'abord par le milieu d'Israël et par la croyance à la fin imminente du monde, croyance d'ailleurs indispensable à la diffusion du message. Bien plus encore ensuite par le statut de religion officielle de l'Empire romain. La Bête était baptisée, mais le baptême en fut souillé. Les Barbares vinrent heureusement détruire la Bête et apporter un sang jeune et frais avec des traditions lointaines. À la fin du Xe siècle la stabilité, la sécurité furent retrouvées, les influences de Byzance et de l'Orient circulèrent librement. Alors apparut la civilisation romane. Les églises, les sculptures, les mélodies grégoriennes de cette époque, les quelques fresques qui nous restent du Xe et du XIe siècle, sont seules à être presque équivalentes à l'art grec en majesté et en pureté. Ce fut la véritable Renaissance. L'esprit grec renaquit sous la forme chrétienne qui est sa vérité.

Quelques siècles plus tard eut lieu l'autre Renaissance, la fausse, celle que nous nommons aujourd'hui de ce nom. Elle eut un point d'équilibre où l'unité des deux esprits fut pressentie. Mais très vite elle produisit l'humanisme, qui consiste à prendre les ponts que la Grèce nous a légués comme habitations permanentes. On crut pouvoir se détourner du christianisme pour se tourner vers l'esprit grec, alors qu'ils sont au même lieu. Depuis lors la part du spirituel dans la vie de l'Europe n'a fait que diminuer pour arriver presque au néant. Aujourd'hui la morsure du malheur nous fait prendre en dégoût l'évolution dont la situation présente est le terme. Nous injurions et voulons rejeter cet humanisme qu'ont élaboré la Renaissance, le XVIIIe siècle et la Révolution. Mais par là, loin de nous élever, nous abandonnons la dernière pâle et confuse image que nous possédions de la vocation surnaturelle de l'homme.

Notre détresse présente a sa racine dans cette fausse Renaissance. Entre la vraie et la fausse, que s'était-il passé ?

Beaucoup de crimes et d'erreurs. Le crime décisif a peut-être été le meurtre de ce pays occitanien sur la terre duquel nous vivons. Nous savons qu'il fut à plusieurs égards le centre de la civilisation romane. Le moment où il a péri est aussi celui où la civilisation romane a pris fin.

Il y avait encore alors un lien vivant avec les traditions millénaires que de nouveau aujourd'hui nous essayons de découvrir avec peine, celles de l'Inde, de la Perse, de l'Égypte, de la Grèce, d'autres encore peut-être. Le XIIIe siècle coupa le lien. Il y avait ouverture à tous les courants spirituels du dehors. Si déplorables qu'aient été les croisades, du moins elles s'accompagnèrent réellement d'un échange mutuel d'influences entre les combattants, échange où même la part des Arabes fut plus grande que celle de la chrétienté. Elles ont été ainsi infiniment supérieures à nos guerres colonisatrices modernes. À partir du XIIIe siècle l'Europe se replia sur elle-même et bientôt ne sortit plus du territoire de son continent que pour détruire. Enfin, il y avait les germes de ce que nous nommons aujourd'hui notre civilisation. Ces germes furent ensuite enfouis jusqu'à la Renaissance. Et tout cela, le passé, l'extérieur, l'avenir, était tout enveloppé de la lumière surnaturelle du christianisme. Le surnaturel ne se mélangeait pas au profane, ne l'écrasait pas, ne cherchait pas à le supprimer. Il le laissait intact et par là même demeurait pur. Il en était l'origine et la destination.

- vaste question, qui rappelle des textes célèbres de Durkheim sur le sacré et le profane. Je ne rentre pas dans ce débat, me contentant de signaler l'absence dans ce texte des Sauvages et de leurs pratiques, le pluriel est volontaire, du sacré et du profane.

Le moyen âge gothique, qui apparut après la destruction de la patrie occitanienne, fut un essai de spiritualité totalitaire. Le profane comme tel n'avait pas droit de cité. Ce manque de proportion n'est ni beau ni juste ; une spiritualité totalitaire est par là même dégradée. Ce n'est pas là la civilisation chrétienne. La civilisation chrétienne, c'est la civilisation romane, prématurément disparue après un assassinat. Il est infiniment douloureux de penser que les armes de ce meurtre étaient maniées par l'Église. Mais ce qui est douloureux est parfois vrai. Peut-être en ce début du XIIIe siècle la chrétienté a-t-elle eu un choix à faire. Elle a mal choisi. Elle a choisi le mal. Ce mal a porté des fruits, et nous sommes dans le mal. Le repentir est le retour à l'instant qui a précédé le mauvais choix.

L'essence de l'inspiration occitanienne est identique à celle de l'inspiration grecque. Elle est constituée par la connaissance de la force. Cette connaissance n'appartient qu'au courage surnaturel. Le courage surnaturel enferme tout ce que nous nommons courage et, en plus, quelque chose d'infiniment plus précieux. Mais les lâches prennent le courage surnaturel pour de la faiblesse d'âme. Connaître la force, c'est, la reconnaissant pour presque absolument souveraine en ce monde, la refuser avec dégoût et mépris. Ce mépris est l'autre face de la compassion pour tout ce qui est exposé aux blessures de la force.

Ce refus de la force a sa plénitude dans la conception de l'amour. L'amour courtois du pays d'oc est la même chose que l'amour grec, quoique le rôle si différent joué par la femme cache cette identité. Mais le mépris de la femme n'était pas ce qui portait les Grecs à honorer l'amour entre hommes, aujourd'hui chose basse et vile. Ils honoraient pareillement l'amour entre femmes, comme on voit dans le Banquet de Platon et par l'exemple de Sappho. Ce qu'ils honoraient ainsi, ce n'était pas autre chose que l'amour impossible. Par suite, ce n'était pas autre chose que la chasteté. Par la trop grande facilité des mœurs, il n'y avait presque aucun obstacle à la jouissance dans le commerce entre hommes et femmes, au lieu que la honte empêchait toute âme bien orientée de songer à une jouissance que les Grecs eux-mêmes nommaient contre nature. Quand le christianisme et la grande pureté de mœurs importée par les peuplades germaniques eurent mis entre l'homme et la femme la barrière qui manquait en Grèce, ils devinrent l'un pour l'autre objet d'amour platonique. Le lien sacré du mariage tint lieu de l'identité des sexes. Les troubadours authentiques n'avaient pas plus de goût pour l'adultère que Sappho et Socrate pour le vice ; il leur fallait l'amour impossible. Aujourd'hui nous ne pouvons penser l'amour platonique que sous la forme de l'amour courtois, mais c'est bien le même amour.

- sans doute faut-il ici au moins nuancer, l'idéal de certains philosophes grecs et de certains troubadours n'étant pas également partagé et mis en oeuvre par toute la société… Ceci posé, j'ai effectivement eu la surprise de découvrir en lisant cet été le Banquet dans l'excellente édition traduite et commentée par Pierre Boutang (lequel n'hésite pas à faire de Simone Weil une descendante de la Diotime qui tient le discours final sur l'amour chez Platon), que Socrate y reste chaste, contemplant la beauté (masculine en l'occurrence : Alcibiade) sans s'abaisser à la toucher.

L'essence de cet amour est exprimée par quelques lignes merveilleuses du Banquet : « Le principal, c'est que l'Amour ne fait ni ne subit aucune injustice, ni parmi les dieux, ni parmi les hommes. Car il ne souffre pas par force, quoi qu'il ait à souffrir, car la force n'atteint pas l'Amour. Et quand il agit, il n'agit pas par force ; car chacun volontiers obéit en tout à l'Amour. Un accord consenti de part et d'autre est juste, disent les lois de la cité royale. »

Tout ce qui est soumis au contact de la force est avili, quel que soit le contact. Frapper ou être frappé, c'est une seule et même souillure. Le froid de l'acier est pareillement mortel à la poignée et à la pointe. Tout ce qui est exposé au contact de la force est susceptible de dégradation. Toutes choses en ce monde sont exposées au contact de la force, sans aucune exception, sinon celle de l'amour. Il ne s'agit pas de l'amour naturel, comme celui de Phèdre et d'Arnolphe, qui est esclavage et tend à la contrainte. C'est l'amour surnaturel, celui qui dans sa vérité va tout droit vers Dieu, qui en redescend tout droit, uni à l'amour que Dieu porte à sa création, qui directement ou indirectement s'adresse toujours au divin.

L'amour courtois avait pour objet un être humain ; mais il n'est pas une convoitise. Il n'est qu'une attente dirigée vers l'être aimé et qui en appelle le consentement. Le mot de merci par lequel les troubadours désignaient ce consentement est tout proche de la notion de grâce. Un tel amour dans sa plénitude est amour de Dieu à travers l'être aimé. Dans ce pays comme en Grèce, l'amour humain fut un des ponts entre l'homme et Dieu.

La même inspiration resplendit dans l'art roman. L'architecture, quoique ayant emprunté une forme à Rome, n'a aucun souci de la puissance ni de la force, mais uniquement de l'équilibre ; au lieu qu'il y a quelque souillure de force et d'orgueil dans l'élan des flèches gothiques et la hauteur des voûtes ogivales. L'église romane est suspendue comme une balance autour de son point d'équilibre, un point d'équilibre qui ne repose que sur le vide et qui est sensible sans que rien en marque l'emplacement. C'est ce qu'il faut pour enclore cette croix qui fut une balance où le corps du Christ fut le contrepoids de l'univers. Les êtres sculptés ne sont jamais des personnages ; ils ne semblent jamais représenter ; ils ne savent pas qu'on les voit. Ils se tiennent d'une manière dictée seulement par le sentiment et par la proportion architecturale. Leur gaucherie est une nudité. Le chant grégorien monte lentement, et au moment qu'on croit qu'il va prendre de l'assurance, le mouvement montant est brisé et abaissé ; le mouvement montant est continuellement soumis au mouvement descendant. La grâce est la source de tout cet art.

La poésie occitanienne, dans ses quelques réussites sans défaut, a une pureté comparable à celle de la poésie grecque. La poésie grecque exprimait la douleur avec une pureté telle qu'au fond de l'amertume sans mélange resplendissait la parfaite sérénité. Quelques vers des troubadours ont su exprimer la joie d'une manière si pure qu'à travers elle transparaît la douleur poignante, la douleur inconsolable de la créature finie.

« Quand je vois l’alouette mouvoir
De joie ses ailes contre le rayon,
Comme elle ne se connaît plus et se laisse tomber
Par la douceur qui au cœur lui va... »


Quand ce pays eut été détruit, la poésie anglaise reprit la même note, et rien dans les langues modernes d'Europe n'a l'équivalent des délices qu'elle enferme.

Les Pythagoriciens disaient que l'harmonie ou la proportion est l'unité des contraires en tant que contraires. Il n'y a pas harmonie là où l'on fait violence aux contraires pour les rapprocher ; non plus là où on les mélange ; il faut trouver le point de leur unité. Ne jamais faire de violence à sa propre âme ; ne jamais chercher ni consolation ni tourment ; contempler la chose, quelle qu'elle soit, qui suscite une émotion, jusqu'à ce que l'on parvienne au point secret où douleur et joie, à force d'être pures, sont une seule et même chose ; c'est la vertu même de la poésie.

Dans ce pays la vie publique procédait aussi du même esprit. [Il aimait la liberté. [Phrase ajoutée par l'éditeur des Écrits historiques et politiques, ne figure pas dans l'édition Quarto.]] Il n'aimait pas moins l'obéissance. L'unité de ces deux contraires, c'est l'harmonie pythagoricienne dans la société. Mais il ne peut y avoir d'harmonie qu'entre choses pures.

La pureté dans la vie publique, c'est l'élimination poussée le plus loin possible de tout ce qui est force, c'est-à-dire de tout ce qui est collectif, de tout ce qui procède de la bête sociale, comme Platon l'appelait. La Bête sociale a seule la force. Elle l'exerce comme foule ou la dépose dans des hommes ou un homme. Mais la loi comme telle n'a pas de force ; elle n'est qu'un texte écrit, elle qui est l'unique rempart de la liberté. L'esprit civique conforme à cet idéal grec dont Socrate fut un martyr est parfaitement pur. Un homme, quel qu'il soit, considéré simplement comme un homme, est aussi tout à fait dépourvu de force. Si on lui obéit en cette qualité, l'obéissance est parfaitement pure. Tel est le sens de la fidélité personnelle dans les rapports de subordination ; elle laisse la fierté tout à fait intacte. Mais quand on exécute les ordres d'un homme en tant que dépositaire d'une puissance collective, que ce soit avec ou sans amour, on se dégrade. Théophile de Viau encore, grand poète et à plusieurs égards héritier authentique de la tradition occitanienne, comprenait comme elle le dévouement à un roi ou à un maître. Mais quand Richelieu, dans son travail d'unification, eut tué en France tout ce qui n'était pas Paris, cet esprit disparut complètement. Louis XIV imposait à ses sujets une soumission qui ne mérite pas le beau nom d'obéissance.

Dans la Toulouse du début du XIIIe siècle la vie sociale était sans doute souillée, comme partout et toujours. Mais du moins l'inspiration, faite uniquement d'esprit civique et d'obéissance, était pure. Chez ceux qui l'attaquèrent victorieusement, l'inspiration même était souillée.

Nous ne pouvons pas savoir s'il y aurait eu une science romane. En ce cas sans doute elle aurait été à la nôtre ce qu'est le chant grégorien à Wagner.

- c'est-à-dire le vrai art total, auquel de plus le public participe, par rapport aux tentatives modernes d'art total. Cf. p. 651 de l'édition Quarto.

Les Grecs, chez qui ce que nous appelons notre science est né, la regardaient comme issue d'une révélation divine et destinée à conduire l'âme vers la contemplation de Dieu. Elle s'est écartée de cette destination, non par excès, mais par insuffisance d'esprit scientifique, d'exactitude et de rigueur.

- Heil Borella !

La science est une exploration de tout ce qu'il apparaît d'ordre dans le monde à l'échelle de notre organisme physique et mental. À cette échelle seulement, car ni les télescopes, ni les microscopes, ni les notations mathématiques les plus vertigineuses, ni aucun procédé quel qu'il soit ne permet d'en sortir. La science n'a donc pas d'autre objet que l'action du Verbe, ou, comme disaient les Grecs, de l'Amour ordonnateur. Elle seule, et seulement dans sa plus pure rigueur, peut donner un contenu précis à la notion de Providence, et dans le domaine de la connaissance elle ne peut rien d'autre. Comme l'art elle a pour objet la beauté. La beauté romane aurait pu resplendir aussi dans la science.

Le besoin de pureté du pays occitanien trouva son expression extrême dans la religion cathare, occasion de son malheur. Comme les cathares semblent avoir pratiqué la liberté spirituelle jusqu'à l'absence de dogmes, ce qui n'est pas sans inconvénients, il fallait sans aucun doute qu'hors de chez eux le dogme chrétien fût conservé par l'Église, dans son intégrité, comme un diamant, avec une rigueur incorruptible. Mais avec un peu plus de foi, on n'aurait pas cru que pour cela leur extermination à tous fût nécessaire.

Ils poussèrent l'horreur de la force jusqu'à la pratique de la non-violence et jusqu'à la doctrine qui fait procéder du mal tout ce qui est du domaine de la force, c'est-à-dire tout ce qui est charnel et tout ce qui est social. C'était aller loin, mais non pas plus loin que l'Évangile. Car il est deux paroles de l'Évangile qui vont aussi loin qu'il soit possible d'aller. L'une concerne les eunuques qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du royaume des cieux. L'autre est celle que le diable adresse au Christ en lui montrant les royaumes de la terre : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attachée, car elle m'a été abandonnée, à moi et à quiconque il me plaît d'en faire part. »

L'esprit de cette époque a reparu et s'est développé depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, mais avec le surnaturel en moins ; privé de la lumière qui nourrit, il s'est développé comme peut le faire une plante sans chlorophylle. Aujourd'hui cet égarement que la Bhagavat-Gîta nommait l'égarement des contraires nous pousse à chercher le contraire de l'humanisme. Certains cherchent ce contraire dans l'adoration de la force, du collectif, de la Bête sociale ; d'autres dans un retour au Moyen Age gothique. L'un est possible et même facile, mais c'est le mal ; l'autre n'est pas non plus désirable, et d'ailleurs est tout à fait chimérique, car nous ne pouvons pas faire que nous n'ayons été élevés dans un milieu constitué presque exclusivement de valeurs profanes.

- idée qu'à ma modeste échelle je me tue à seriner depuis des années…

Le salut serait d'aller au lieu pur où les contraires sont un.

Si le XVIIIe siècle avait lu Platon, il n'aurait pas nommé lumières des connaissances et des facultés simplement naturelles. L'image de la caverne fait manifestement apercevoir que l'homme a pour condition naturelle les ténèbres, qu'il y naît, qu'il y vit et qu'il y meurt s'il ne se tourne pas vers une lumière qui descend d'un lieu situé de l'autre côté du ciel. L'humanisme n'a pas eu tort de penser que la vérité, la beauté, la liberté, l'égalité sont d'un prix infini, mais de croire que l'homme peut se les procurer sans la grâce.

Le mouvement qui détruisit la civilisation romane amena plus tard comme réaction l'humanisme. Arrivés au terme de ce second mouvement, allons-nous continuer cette oscillation monotone et où nous descendons à chaque fois beaucoup plus bas ? N'allons-nous pas tourner nos regards vers le point d'équilibre ? En remontant le cours de l'histoire, nous ne rencontrons pas le point d'équilibre avant le XIIe siècle.

Nous n'avons pas à nous demander comment appliquer à nos conditions actuelles d'existence l'inspiration d'un temps si lointain. Dans la mesure où nous contemplerons la beauté de cette époque avec attention et amour, dans cette mesure son inspiration descendra en nous et rendra peu à peu impossible une partie au moins des bassesses qui constituent l'air que nous respirons."

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dimanche 10 octobre 2010

"Les défaillances et les triomphes..." - Ma bite dans mon cul. - A bas les Boches ! Vive les Juifs ! Vive les pédés !

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Le premier jet de ce texte date d'il y a trois semaines. Pour des raisons diverses et qui ne lui sont pas toutes liées, j'ai eu un peu de mal à l'achever. Je lui garde son aspect bigarré et daté.


"Le supplice du pal / Qui commence si bien / Et finit si mal…" (V. Hugo)

Quelques remarques de rentrée des classes et des artistes, en attendant mieux j'espère :

- "L'avenir de l'Allemagne, pour nous", déclare de Gaulle [en 1949], "ce n'est pas le Reich. C'est une Allemagne reconstruite à partir des États allemands. Bien entendu, nous ne voyons aucun inconvénient à une fédération de ces États, dans laquelle chacun jouira de ses droits naguère écrasés par le Reich.

On peut et on doit refaire une Bavière, un Wurtemberg, une Rhénanie, un Palatinat, une Whestphalie, des Hesse, etc… Il faut organiser les morceaux d'Allemagne. (…)

Si l'on persiste, on va manquer une occasion historique de ramener le peuple allemand dans le giron des peuples de l'Europe. Du même coup, on va manquer l'occasion, peut-être la dernière, de faire l'Europe. Que peut être l'Europe en pratique ? Ou bien ce sera un accord entre le peuple français et le peuple allemand, ou bien ce ne sera rien. Or, il n'y aura pas d'accord, même si on écrit le contraire sur des papiers, si l'Allemagne, sous une forme ou une autre, redevient un Reich. Je dis que dans ce cas il n'y aura jamais d'accord entre nos deux peuples." (cité par J.-R. Tournoux, La tragédie du Général, Plon, 1967, pp. 70-71.)

Le Reich a changé de nom, s'appelle maintenant « l'Allemagne réunifiée », prosit !, et il n'y a à l'heure actuelle aucun accord entre les peuples français et allemand. De Gaulle voulait éviter la résurgence de l'« impérialisme germanique », le voilà en plein renouveau ces dernières années, sous une forme certes différente de l'époque de Guillaume II ou de tonton Adolf. Il n'est pas inutile - intellectuellement parlant, car dans la pratique le mal est fait, merci Tonton tout court -, de constater à quel point ce fut le bordel en Europe depuis que l'Allemagne a été unifiée. Guerres extrêmement meurtrières en série jusqu'en 1945, un petit holocauste au passage, et maintenant la guerre économique, plus soft, pour l'instant, mais bien réelle. Sans doute y a-t-il eu des spécialistes de géopolitique pour traiter cette question : on a le sentiment que l'Allemagne unifiée est, tout simplement, trop grande pour l'Europe. On me parlera des guerres napoléoniennes et du bordel qu'elles ont mis en Europe, mais, sans angélisme à l'égard de notre politique extérieure, elles ne furent qu'une exception, ne revêtent pas le caractère structurel qu'il me semble déceler dans le poids excessif de la grande Allemagne. Demandez aux Autrichiens, qui n'ont plus aucun intérêt politique, ni, après quelques années de flamboyance typique des peuples qui se sentent entrer en décadence, aucun intérêt culturel, depuis que Bismarck a unifié le Reich, demandez aux Russes, aux Polonais…, ce qu'ils en pensent. Même l'extermination des Juifs d'Europe, en ce qu'elle découle en partie de la notion d'espace vital, peut à certains égards être reliée à l'existence du Reich.

A ce propos, il m'a fallu quelques jours pour la regarder depuis qu'elle a été mise en ligne par Égalité et réconciliation, mais j'ai trouvé tout à fait excellente, y compris dans ses hésitations, cette réponse d'Emmanuel Todd à une question sur Israël :



Emmanuel Todd, Israel, Gaza et la Shoah



Enfin, dans la série « nous entrons dans la civilisation du (godemichet dans le) cul », je vous signale cet article d'enculés, au sens « propre ». Autant le reproduire :

"Spécial sexe: hétéros passifs, la fin d'un tabou

Se faire pénétrer analement par sa copine ? Une pratique qui ne semble plus un tabou. Enquête sur ces hétéros qui jouissent sans complexe avec leur cul.

"Bonjour, j'aimerais savoir si les hommes qui aiment se dilater l'anus sont tous gays, car j'ai vu sur un forum un gars qui dit qu'il s'enfile des tournevis, mais il affirme également qu'il n'est pas gay, je trouve ça étrange."

La question que pose un jeune internaute avec une candeur de SMS peut faire sourire par son aspect désintéressé ; elle n'en reste pas moins cruciale.

La pratique anale chez les garçons est-elle - tournevis mis à part - une affaire de pédés ? On ne parle pas de la pratique anale qui consiste à sodomiser sa partenaire. On sait depuis les années 1950 et le rapport Kinsey, qui a ouvert les yeux du monde sur les comportements sexuels des Terriens, que la sodomie est une activité, sinon habituelle, du moins courante chez les couples de toutes obédiences. Il suffit pour s'en convaincre de regarder la plupart des pornos hétéros et d'observer la régularité du triumvirat pipe-baise-sodo, cette dernière étant devenue une obligation du genre. Ou d'écouter avec une attention soutenue une conversation de vestiaire (qui est publique, comme chacun sait depuis les propos d'Anelka) et son lot de vantardises anales.

Mais pour ce qui est du propre cul des mecs hétérosexuels, la littérature scientifique est pauvre et les déclarations de type "j'adore me faire prendre" sont rares, voire risquées dans certains contextes. Pourtant, la stimulation anale est tout aussi agréable pour l'homme que pour la femme et la sodomie peut être la source d'orgasmes puissants dont sont privées les demoiselles, faute de prostate.

"L'orgasme prostatique peut provoquer un plaisir d'une intensité qui n'a rien à voir avec l'orgasme éjaculatoire, confirme le sexologue Alain Héril. Alors que l'orgasme classique ne concerne que les parties génitales, celui de la prostate, qu'on peut atteindre même avec les doigts, remonte le long de la colonne vertébrale et engage le corps entier."

Pourquoi diable les garçons se priveraient-ils dès lors de ce nirvana sensoriel ? "Ils ne s'en privent pas du tout, affirme Cécile, dont le CV sexuel tient de l'entreprise sociologique. Les mecs un tant soit peu libérés refusent rarement qu'on s'occupe de leur cul, quand ils ne prennent pas eux-mêmes l'initiative", raconte la jeune trentenaire. Pour elle, le fait de pratiquer l'anulingus "fait partie des conditions de politesse" que l'on doit à son partenaire. "Le cul des mecs, tu peux t'en occuper mais il ne faut pas la ramener après. La règle tacite, c'est qu'on ne doit jamais en parler", confirme l'une des auteurs de Kata Sutra, la vérité crue sur la vie sexuelle des filles, ouvrage dans lequel un chapitre est consacré à cette question taboue.

L'internet et ses formidables possibilités d'anonymat fournissent un bon indicateur du drame intérieur que vivent les garçons qui ont découvert les joies interdites de l'anus. Les forums fourmillent de topics dont l'interrogation centrale se résume ainsi : "Je prends du plaisir avec mon anus, suis-je un homosexuel refoulé ?" Trouble normal selon Louis-Georges Tin, auteur de L'Invention de la culture hétérosexuelle :

"Une injonction non verbalisée, mais présente partout, prescrit qu'un vrai garçon n'est ni un bébé, ni une fille, ni un pédé. Et ce statut masculin ne s'acquiert pas une fois pour toutes comme un diplôme : l'homme doit démontrer chaque jour qu'il est un homme, y compris à lui-même."

Bref, l'hétérosexualité, ce douloureux problème, implique, en plus de cracher dans la rue, de se tenir à une distance raisonnable de ses fesses. "Les garçons apprennent très tôt la fierté de dominer leur anus et la société dresse la liste des parties du corps avec lesquelles ils sont censés prendre du plaisir. Les tétons et l'anus n'y figurent pas. Or, les individus se définissent sexuellement autant par leurs goûts que par leurs dégoûts. Et il existe un véritable rejet de l'anus, qui confine à la sodophobie", analyse Tin.

Au point que certains hommes, pourtant à l'aise dans leur identité hétérosexuelle, se refusent à impliquer leur derrière. C'est le cas de Romain, dont la copine a tenté plusieurs fois d'approcher la croupe.

"Je ne peux pas dire que je trouve ça désagréable, mais ça me paralyse, comme si c'était sale ou trop subversif. Ça me coupe du trip. Ce serait pareil si elle me sortait un fouet, je découvrirais peut-être que j'adore qu'elle me fasse un peu mal, mais je ne suis pas sûr d'avoir envie de le savoir."

Les filles ne sont pas non plus à l'abri de ces blocages psychologiques qui font barrière à leurs fantasmes de pénétration :

"Je peux ressentir une certaine excitation devant un cul offert, avoue Anne, mais j'ai toujours un peu peur que le mec soit un pédé refoulé. Si je lui mets un doigt, je ne peux pas m'empêcher d'avoir l'impression d'être méchante, et si je m'imagine en train de le prendre debout avec un gode, c'est carrément comme s'il se mettait en robe."

"Le couple masculin-féminin s'est construit dans nos sociétés autour de la notion d'actif et de passif
, explique le psychiatre Serge Hefez, auteur de Dans le coeur des hommes. Le garçon doit être actif et érigé, la femme accueillante, dans tous les sens du terme. On retrouve ce point de vue dans l'antagonisme vagin-pénis. Pourtant nous assistons à un mouvement de fond : garçons et filles se rapprochent psychiquement."

Mathieu, 31 ans, papa d'un petit garçon, se définit comme un hétéro classique, "peut-être un peu plus ouvert que la moyenne". Il y a huit ans, sa copine de l'époque lui a fait découvrir qu'il disposait d'un organe sexuel supplémentaire. "Depuis, j'y vais. Ça doit se voir que j'aime ça, je suis partant pour tout même si je ne me suis jamais fait prendre complètement, plutôt parce que ça ne dit pas trop à ma copine."

Cette passivité, loin de lui faire craindre une homosexualité refoulée, semble le conforter dans son identité d'homme et approfondir sa relation de couple :

"C'est quasiment une forme d'honnêteté pour moi, comme assumer une part de soi avec elle, ça nous sort du rôle où le mec coupe du bois pendant que la fille fait la cuisine, ça enrichit notre relation. Elle m'offre un truc, mais je n'ai pas l'impression d'être plus féminin quand je le fais, ça n'est pas plus passif qu'une pipe. Par exemple, quand elle me pénètre avec ses doigts pendant que je suis en elle, il y a une sensation de partage super jouissive." Complètement à l'aise avec le sujet, Mathieu en parle même volontiers avec ses potes : "Ce n'est pas de la fierté, mais j'ai une certaine satisfaction à me montrer comme un garçon moderne", convient-il.

De là à dire que le doigt dans le cul est la meilleure arme féministe, il n'y a qu'un pas, comme le laisse entendre Serge Hefez : "L'autorité parentale est en train de remplacer la puissance paternelle dans l'imaginaire collectif. Les papas actifs accompagnent leur enfant de manière différente, depuis leur présence à l'accouchement jusqu'à la manière d'élever leur fils. Si bien que le garçon ne voit plus l'utilité de se construire un bouclier défensif."

Siegfried, un garçon de 37 ans au look légèrement ambigu, affirme ne pas s'être construit de manière très libre : "Sade m'a plus influencé que mes parents, raconte cet amateur de gode-ceinture, de fist-fucking et de SM. Déjà ado, j'accueillais beaucoup d'objets dans mon cul, j'ai ensuite fait mon chemin, même si certaines personnes m'ont quitté à cause de mes pratiques anales. Ce qui m'a orienté vers des cercles plus transgressifs qui m'ont permis d'éclore à la vie."

Dans cette éclosion, il découvre son corps comme outil de toutes les pratiques, sexuelles, sportives, artistiques (Siegfried est très tatoué) au point "que ces pratiques peuvent parfois prendre le pas sur la nature du partenaire". S'il préfère les filles (mais pas forcément celles correspondant aux clichés féminins), la recherche du plaisir l'a amené à faire l'amour avec des garçons.

"A la fois parce que je trouve dans le monde homosexuel une facilité d'accès à ces choses qui sont moins évidentes pour les filles, mais aussi parce qu'il y a un véritable plaisir à se faire prendre par un organe vivant et pas toujours par du latex, où les sensations sont complètement partagées."

L'industrie du sex-toy commence à envisager des godes pour mecs qui procurent en même temps du plaisir à la partenaire. Le Share que met en vente Passage du désir, le sex-shop parisien et lillois, qui s'affranchit du gode-ceinture en s'accrochant dans le vagin de la femme, mutualise ainsi les sensations lors de la pénétration.

"C'est l'outil idéal pour moi, reconnaît Cécile, parce qu'il me permet de ressentir à la fois le plaisir cérébral de baiser un mec dans des rôles complètement renouvelés et en même temps de prendre mon pied physiquement." Selon Siegfried, cette démocratisation ne doit pas amoindrir l'expérience : "Si le dernier truc à la mode, c'est de se faire sodomiser, les mecs le feront, mais il ne faudrait pas que cela perde son côté révolutionnaire."



Bon, que dire… D'abord, on ne peut s'empêcher de penser à la réponse de Bataille à Benjamin, qui lui demandait à quoi servait le Collège de Sociologie : "à créer de nouveaux tabous". Ça ne se crée pas comme ça, hélas. L'air de rien, et en faisant mine d'oublier le côté prescripteur de ce genre d'articles - qui m'énervait déjà il y a cinq ans (avec déjà l'inénarrable Tin pour nous conseiller de nous faire élargir le fondement) -, même si la conclusion de Siegfried sur la « démocratisation » et le côté « révolutionnaire » de la chose ne manque pas de sel, l'air de rien, disais-je, cet article pose d'intéressantes questions. Quelques remarques en vrac :

- on touche ici du doigt, c'est un mauvais jeu de mots, la question qui fait mal, c'en est un autre, et après j'arrête de les souligner : jusqu'à quel point peut-on porter des jugements moraux sur des activités privées et inoffensives pour les tiers ? Si ce merveilleux papa « moderne » qu'est Mathieu trouve un enrichissement à sa vie de couple en se faisant un-peu-pénétrer par sa compagne, qui suis-je pour le critiquer ? D'un certain point de vue, je n'ai rien à dire, et de ce même certain point de vue, je m'en fous, d'autant qu'il faut être aussi naïf que le rédacteur de cet article pour croire que cette pratique soit récente (et con comme un balai pour y voir du féminisme, j'y reviens ci-après).

- ceci posé, le fait même que ladite pratique soit évoquée (dans un journal qui a son public, et ce texte a été repris par un portail aussi lu que Rezo, où j'en ai pris connaissance), et qu'elle le soit de manière très laudative, est, lui, justiciable de commentaires. Je ne vais pas vous en faire des tartines, vous connaissez mes raisonnements sur le sujet : je signalerai juste à quel point, quoiqu'à des degrés divers, les personnes interrogées dans cet article revendiquent ce qu'elles font, y voient de la « modernité », du « féminisme », de la « subversion ». Même le sympathique écervelé que semble être Siegfried (ach, ce prénom… c'est comme si le héros wagnérien s'enfonçait Notung (son épée, GRÔSSE MÉTAFORE !) dans le cul… quelle époque !) baigne dans ces stéréotypes marcuso-rimbaldiens. Bref, ce qui est une pratique privée, intime, justiciable de quelques confidences privées éventuelles entre amis, devient ici une revendication, une fierté, malgré quelques dénégations, - et bien sûr, quand on touche le fond - de Tin -, une agression, soit-disant contre la « sodophobie » (anus de tous les pays, unissez-vous contre une telle discrimination ! - il faudrait faire un sort à l'utilisation du verbe « confiner » (sans jeu de mots !), qui permet tous les amalgames, dans la « pensée » contemporaine), en réalité contre l'hétérosexualité.

- (M. Limbes attire par ailleurs mon attention sur le côté utilitariste de l'article, genre Walras : de l'utilité marginale, de l'ophémilité de la prostate, à rentabiliser de façon optimale, etc. Notons ici l'idée de « mutualiser » le plaisir à l'aide de cet « outil idéal » qu'est le gode nouvelle génération - si ce n'est pas une figure dégradée de la réciprocité, ça...)

- ce qui conduit à quelques précisions d'ordre général. J'ignore - il s'agit là d'un appel à témoins, n'hésitez pas à m'informer - quand et comment s'est mise au point la dualité actif/passif dans la vision de l'acte sexuel. Par analogie avec d'autres domaines du savoir, mon petit doigt me dit que si cette dualité est ancienne, nous en avons maintenant une vision schématique et rigide qui n'était pas celle de ses concepteurs - ce n'est qu'une intuition. Quoi qu'il en soit, on s'épargnerait je pense - et on m'épargnerait la lecture - de nombreuses conneries si l'on voulait bien ne plus lier hétérosexualité et dualité activité/passivité. La femme n'a rien de passif pendant l'acte, ni en pratique (du moins j'espère pour vous), ni en théorie, il faut n'avoir jamais touché une femme, ou, d'une manière plus ou moins consciente, ne pas aimer les femmes, pour avoir même l'ébauche d'une telle idée. Tout ce que l'on peut concéder à cette vision caricaturale revient à la phrase de Sade : "Tout homme est un despote quand il bande", autrement dit, lorsqu'on est excité on a une furieuse envie d'être actif - et cela ne concerne même pas spécifiquement l'hétérosexualité. De même Cioran pouvait-il écrire dans ses Syllogismes de l'amertume : "La chair est incompatible avec la charité : l'orgasme transformerait un saint en loup.", et, ce qui n'est pas exactement la même chose : "Un moine et un boucher se bagarrent à l'intérieur de chaque désir".

Dans l'état actuel des choses, la dualité actif/passif permet à bon compte à certains de se croire féministes, ou modernes, ou subversifs, en proposant une vision incroyablement schématique des rapports sexuels homme/femme.

- ma première réaction en lisant ce texte a été le "Vive les pédés" que j'ai fait figurer dans mon titre. Je ne crois pas - notre ami Siegfried mis à part - que les participants à l'article soient spécialement des homos refoulés (quoique… il faudrait retrouver papa Mathieu dans quelques années), mais je me suis dit que les pédés étaient tout de même moins faux cul, et moins cons, que ces hétérosexuels qui semblent avoir besoin de se faire prendre pour avoir une vague idée de ce que Madame peut éprouver. Naïveté : citons de nouveau Michel Schneider, au sujet de la bisexualité, "concept où les hommes s'imaginent entendre le féminin, alors qu'il ne s'agit que de leur féminin..." (Voleurs de mots, Gallimard, 1985, p. 159). On ne peut se mettre à la place de l'autre (de ce point de vue, le caricatural : "Tu la sens ? Tu la sens, hein ?" est aussi une expression d'angoisse et de conscience d'une limite). C'est peut-être frustrant d'un certain point de vue, c'est certainement enrichissant d'un autre point de vue ; il faut en tout cas le dire, contre tous ceux qui vous culpabilisent sans cesse sur ce qu'ils appellent vos « blocages » : ce n'est pas grave, ça ne fait pas mal.

Moralité : si c'est pour éprouver quelques sensations agréables, et éventuellement, je veux bien parce que je suis sympa, jouer avec quelques stéréotypes, pourquoi pas se faire mettre par Madame. Mais si c'est pour jouer le jeu, non de la réciprocité, mais de l'identité des plaisirs et des postures, alors autant être pédé - d'ailleurs, si c'est ce qu'on cherche, c'est qu'on l'est.

- à propos de « sensation agréable », une dernière remarque. Il faut être d'une grande débilité, non pas pour déclarer, car le docteur qui le fait est dans son rôle, mais pour y voir une vérité d'ordre général, comme le rédacteur de l'article, que "l'orgasme classique ne concerne que les parties génitales". Cet homme-là a-t-il jamais joui ? - Sans commentaires !

Donnons plutôt une nouvelle fois la parole à Cioran, dont ces lignes publiées en 1952 rentrent pour le moins en résonance avec l'article des Inrockuptibles :

"Depuis que Schopenhauer eut l'inspiration saugrenue d'introduire la sexualité en métaphysique, et Freud celle de supplanter la grivoiserie par une pseudo-science de nos troubles, il est de mise que le premier venu nous entretienne de la « signification » de ses exploits, de ses timidités et de ses réussites. Toutes les confidences débutent par là ; toutes les conversations y aboutissent. Bientôt nos relations avec les autres se réduiront à l'enregistrement de leurs orgasmes effectifs ou inventés… C'est le destin de notre race, dévastée par l'introspection et l'anémie, de se reproduire en paroles, d'étaler ses nuits et d'en grossir les défaillances ou les triomphes."

"Deux voies s'ouvrent à l'homme et à la femme : la férocité ou l'indifférence [ou les deux tour à tour…]. Tout nous indique qu'ils prendront la seconde voie, qu'il n'y aura entre eux ni explication ni rupture, mais qu'ils continueront à s'éloigner l'un de l'autre, que la pédérastie et l'onanisme, proposés par les écoles et les temples, gagneront les foules, qu'un tas de vices abolis seront remis en vigueur, et que des procédés scientifiques suppléeront au rendement du spasme et à la malédiction du couple."

- syllogismes de l'amertume… Il faudrait étudier le féminisme, ou plutôt les féminismes des années 60-70, sous cet angle, entre « férocité » et « indifférence », mais aussi, parfois, tentatives d'« explication ».

Un autre jour peut-être !


- Difficile de ne pas finir ce (qui devait être un) petit texte de rentrée par une vidéo wagnérienne de Siegfried - interprété comme il se doit par le compétent Siegfried… Jerusalem - en train de forger son épée, l'ignoble juif (dans l'esprit de Wagner) Mime complotant dans le dos de ce modèle d'aryen. Cette scène sublime et ridicule est une machine à fantasmes de toutes sortes. Je vous laisse donc avec les vôtres.


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mardi 5 octobre 2010

"...Mais nous nous serons morts, mon frère."

novalis


La lecture de l'Équipe Magazine réserve décidément des surprises. Enfin, surprise, ce n'est pas le mot, puisque nous avons affaire ici à l'explicitation limpide sinon candide de ce que l'on a déjà compris. Dieu sait, ou plutôt vous savez que je ne suis pas identitaire pour un sou - respectueux du passé, c'est tout, un peu comme Chesterton -, et encore moins « identité nationale » à la mode Besson-Rioufol : c'est précisément ce qui me donne le droit de m'amuser de ce tour de force du capitalisme, qui, sous couvert de bien-pensance anti-Sarko, s'attaque à ce qui dans la nation n'est pas capitaliste, et donc peut le gêner, tout en faisant la promotion d'autres « identités », ethniques en l'occurrence (le nom de l'entreprise dirigée par cette fière demoiselle au « sang conquérant », quelle terminologie), le tout avec une pincée d'érotisme et une pointe de féminisme (avec ou sans guillemets). Si l'avenir de la modernité capitaliste doit se faire sur fond de communautarisme ethnique anti-national - quelle ingratitude, lorsque l'on pense à tout ce que l'État-Nation a fait pour le développement et la pérennité du capitalisme, voire à tout ce qu'il pourrait encore faire, si seulement la finance était moins gourmande - mais demander à la finance d'être moins gourmande, c'est comme demander au scorpion de ne pas piquer la grenouille chez Orson Welles, c'est son « character », ça ne rime à rien et ne l'empêche pas de se noyer - d'autant que ce ne sont pas de vagues ethnies sans grand sens, même si joyeusement « conquérantes », qui vont fournir au capitalisme un aussi bon cadre que ce que l'État-nation pouvait lui apporter en termes d'infrastructures et de légitimité - si donc l'avenir doit prendre un tel visage faussement avenant, il est clair que cette publicité en restera un symbole.


(A ce sujet, des réflexions sur la nation et la souveraineté dans le dernier papier de F. Lordon : sur la fin du texte c'est presque du Soral - ah, si tous les Lordon et les Soral se tenaient la main... il ne se passerait peut-être pas grand-chose. Peut-être un tsunami est-il effectivement nécessaire, que nous l'attendons les jambes écartées, et que les Lordon et les Soral ne peuvent travailler que pour après.)


Une minute vingt de bonheur cinéphile pour « conclure ».





Let's drink to character !


P.S. Une recherche d'un de mes vieux textes via M. Google m'a amené à constater que le Site des lecteur de Marc-Édouard Nabe m'avait il y a quelque temps cité. Ce genre de sites officiels ou semi-officiels a les défauts de son inévitable (?) dogmatisme, j'ai évoqué certains de mes hypothèses à ce sujet dans un des derniers commentaires postés chez M. Maso-Piqueur de photos, mais en l'occurrence l'attention est bienveillante, et je suis comme tout le monde, malgré un certain et récurrent désir d'invisibilité, ça ne me dérange pas que l'on s'aperçoive que j'existe et qu'on en parle. Merci donc.


Allez, une petite dernière :





C'était pas beau, le Québec libre ?

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