vendredi 27 mai 2011

Anthropology. (Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, II.) - (Nigger of the day, XII.)

Pas vraiment de texte construit aujourd'hui, quelques pistes et prolongements des posts précédents.

Un peu de poésie pour commencer :

"Ris donc, monstre hominien, ris si tu en as encore le courage, tu n'as qu'à persévérer dans la voie que tu suis sur le globe en ces jours, et, réellement, cette ère ne passera pas que tu ne deviennes minuscule et coriace comme l'habitant des termitières qui est ton digne ancêtre et dont tu suis l'exemple. Contemple où tu es et sache que ton progrès matériel n'est pas un vain mot. Perfectionne tes machines, rationalise ton travail. Spécialise-toi, ta physiologie suivra et te transformera bientôt en l'outil de tes voeux. Rappelle-toi, voici, je te donne un signe à quoi tu reconnaîtras si je dis vrai : dans peu de temps tu ne rêveras plus. Alors, conséquence obscure pour toi et néanmoins fatalement directe tu perdras toute conscience individuelle. Tu deviendras une partie inconsciente, un engrenage de ta machine sociale et, sans sursaut, tu atteindras ton but suprême de cellule indivise d'un organisme rationnel comme les fourmis, comme les abeilles. Et comme elles tu raccourciras et du durciras. Et tu seras insecte." (R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révélation… la seule", Le Grand Jeu, n°3, 1930)

Peut-être peut-on relier cela à ce que disait Karl Kraus sur la façon dont la presse a pu, quotidiennement, tuer la sensibilité et l'imagination, créant ainsi les conditions mentales d'une boucherie comme la Grande Guerre. Cela n'a rien de fleur bleue ou de mièvre, c'est le simple constat qu'une certaine atrophie de la sensibilité, se manifestant aux niveaux de l'imagination et du rêve, est aussi une atrophie morale. Autant qu'il me souvienne, il y a quelque chose d'équivalent chez Chesterton dans son apologie des contes de fées comme leçons pratiques de morale et, donc, de complexité.

A propos de Chesterton, citons une fois encore sa théorie sur le christianisme, lequel aurait "surmonté la difficulté de concilier deux contraires en les gardant tous deux et en les gardant tous deux en toute leur violence" : en retranscrivant de nouveau ce texte la dernière fois, je me faisais la remarque que c'est précisément sur ce point qu'a travaillé Simone Weil, qu'elle s'est efforcée de dialectiser de nouveau cette opposition des « deux contraires », de les concilier « en les gardant tous deux et en les gardant tous deux en toute leur violence », mais en cherchant tout de même leur unité, là où la « conciliation » évoquée par Chesterton n'est qu'une juxtaposition : pleine de sens pour la société, ou la civilisation, où elle s'est produite, mais juxtaposition tout de même. Retrouver une unité en préservant la « violence » de ces contraires, en ne réintroduisant pas sournoisement un affadissement de ces contraires, ce n'est peut-être pas le point de vue de Dieu, mais c'est une tâche qui relève sans doute, au moins partiellement, du surhumain - et le surhumain, ça crève... Il est en tout cas logique, si la piste d'interprétation que je propose ici a un sens, que Simone Weil y ait peu à peu épuisé sa force vitale.

Puisque je parle de Simone Weil, voici un texte que j'avais à coeur de vous faire lire ou relire, tant, d'une part, j'y retrouve des idées qui me sont chères, tant, d'autre part, il est exemplaire de sa façon si directe de relier des questions dites sociales et des questions fondamentales de la condition humaine :

"Le temps et le rythme sont le facteur le plus important du problème ouvrier. Certes le travail n'est pas le jeu : il est à la fois inévitable et convenable qu'il y ait dans le travail de la monotonie et de l'ennui, et d'ailleurs il n'est rien de grand sur cette terre, dans un aucun domaine, sans une part de monotonie et d'ennui. Il y a plus de monotonie dans une messe en chant grégorien ou dans un concerto de Bach que dans une opérette. Ce monde où nous sommes tombés existe réellement ; nous sommes réellement chair ; nous avons été jetés hors de l'éternité ; et nous devons réellement traverser le temps, avec peine, minute après minute. Cette peine est notre partage, et la monotonie du travail en est seulement une forme. Mais il n'est pas moins vrai que notre pensée est faite pour dominer le temps, et que cette vocation doit être préservée intacte en tout être humain. La succession absolument uniforme en même temps que variée et continuellement surprenante des jours, des mois, des saisons et des années convient exactement à notre peine et à notre grandeur. Tout ce qui parmi les choses humaines est à quelque degré beau et bon reproduit à quelque degré ce mélange d'uniformité et de variété ; tout ce qui en diffère est mauvais et dégradant. Le travail du paysan obéit par nécessité à ce rythme du monde ; le travail de l'ouvrier, par sa nature même, en est dans une large mesure indépendant, mais il pourrait l'imiter. C'est le contraire qui se produit dans les usines. L'uniformité et la variété s'y mélangent aussi, mais ce mélange est l'opposé de celui que procurent le soleil et les astres ; le soleil et les astres emplissent d'avance le temps de cadres faits d'une variété limitée et ordonnée en retours réguliers, cadres destinés à loger une variété infinie d'événements absolument imprévisibles et partiellement privés d'ordre ; au contraire l'avenir de celui qui travaille dans une usine est vide à cause de l'impossibilité de prévoir, et plus mort que du passé à cause de l'identité des instants qui se succèdent comme les tic-tac d'une horloge. Une uniformité qui imite les mouvements des horloges et non pas ceux des constellations, une variété qui exclut toute règle et par suite toute prévision, cela fait un temps inhabitable à l'homme, irrespirable." (S. Weil, "Expérience de la vie d'usine. Lettre ouverte à Jules Romains", 1941, repris dans l'édition « Quarto », Gallimard, 2008 [1999], p. 208.)

Ce qui, incidemment, me permet d'émettre cette idée sur M.-É. Nabe : en tant qu'écrivain, que travailleur, il sait certainement fort bien qu'il y a de l'ennui dans le travail, et que c'est tout à fait sain, mais j'ai souvent pensée qu'il y avait une part de lui qui refusait, d'un point de vue plus général, cette idée. Mon hypothèse est qu'il a connu, si ce n'est le paradis, du moins l'éternité, en tombant dans le jazz quand il était petit, et qu'il voit toujours le monde en partie du point de vue de cette expérience précoce de l'éternité. En tant que « mélange d'uniformité et de variété », ce que l'on peut dire sans doute de toute musique, il est clair que le jazz occupe une place bien particulière, où la « variété » et l'imprévisibilité sont plus grandes que dans d'autres formes musicales : à partir d'une certaine « uniformité » - les mêmes thèmes toujours repris, une certaine structure de base -, le jazz est un dispositif de création d'imprévisibilité. Il me semble qu'avoir connu très jeune, et très profondément, cette exaltation, a donné à Nabe sa faculté d'adaptation au nouveau et à la variété sous toutes ses formes, qui fait qu'il est toujours là, et, comme j'ai pu le signaler il y trois mois, qu'il ne fait pas vieux con ; en même temps, il me semble parfois demander trop, du point de vue de l'intensité des émotions, à ses contemporains ; ou, disons-le autrement, il n'a peut-être pas assez de reconnaissance vis-à-vis de l'humanité moyenne et de la noblesse des « travaux et des jours ». Étant par ailleurs entendu, bien sûr, que si personne ne demande à l'humanité plus que ce qu'elle est spontanément prête à donner, on risque vite de s'ennuyer à mourir, etc.

Ceci étant dit, une petite pause, dans le sujet :





et, puisque nous brodons aujourd'hui sur les fondamentaux de l'humaine condition, parlons de sexe - et, incidemment, il le faut bien, de M. Dominique Strauss-Kahn.

Posons d'abord le cadre fondamental de l'analyse :

"C'est le processus explicatif habituel qui doit être inversé : l'inférieur se déduit du supérieur, le supérieur explique l'inférieur. L'instinct physique procède d'un instant métaphysique. Le désir primordial, c'est le désir d'être ; c'est, précisément, une impulsion métaphysique, dont l'instinct biologique d'autoconservation et l'instinct de reproduction sont des « précipités », des matérialisations qui créent, sur leur plan, leurs propres déterminismes physiques. Partant de l'ivresse hyperphysique, d'une exaltation transfiguratrice et analogique, la phénoménologie de l'éros humain trouve sa limite inférieure dans l'orgasme proprement charnel d'ordre génésiaque : on arrive ensuite aux formes de sexualité spécifiques aux animaux." (J. Evola, Métaphysique du sexe, 1958, L'Age d'Homme, 2006, p. 74)

Le désir est métaphysique avant que d'être physique. Evola insiste sur l'aspect magnétique du désir au sens large, avant que de faire une distinction primordiale :

"Au sujet des états qui se manifestent dans la composition la plus profonde de l'individu, il faut, en règle générale, faire une différence entre le cas de l'union effective d'un homme et d'une femme sur la base du magnétisme et de la polarité, et le cas de ce qu'on pourrait appeler un usage concerté des corps en vue d'un but finalement auto-érotique, assez peu dissemblable de la masturbation, donc pour parvenir au simple spasme organique, à travers une satisfaction individuelle, soit de l'homme, soit de la femme, soit des deux, sans une communion et une compénétration effectives. Cette dernière situation est, au fond, celle qui se réalise lorsqu'on est tourné vers la seule « recherche du plaisir », lorsque le « principe de plaisir » domine l'union, au point de lui conférer ce caractère extrinsèque dont nous avons parlé lorsque nous avons contesté que ce principe soit le mobile le plus profond de l'eros. Dans ce cas l'amant est affecté d'une espèce d'impuissance ; il ne jouit que pour soi, ignorant la réalité de l'autre être, sans parvenir à ce contact avec la substance intime, subtile et « psychique » de l'autre, qui, seul, peut alimenter une intensité dissolvante et propitiatoire d'extase. Il est possible que l'emploi, dans la Bible, de l'expression « connaître » une femme au sens de la posséder, renvoie à l'orientation opposée dans l'étreinte [la bonne orientation, celle de « l'union effective », AMG], tandis qu'il est intéressant de noter que dans le Kâma-sûtra (II, 10), l'union avec une femme de caste inférieure, prolongée seulement jusqu'à ce que le plaisir de l'homme soit satisfait, est appelée « la copulation des eunuques »." (Ibid., pp. 126-27) -

Point n'est besoin sans doute d'épiloguer sur la manière dont cela fait penser à la sexualité de DSK, si elle est bien celle que l'on nous décrit ces jours-ci. Au passage, signalons que, dans ce cas, l'intéressé n'a aucune titre à se vanter d' « aimer les femmes » : il aime surtout, manifestement, sa propre bite, ce qui est à la portée de tout un chacun, et ne l'empêche pas de n'être, métaphysiquement parlant, qu'un eunuque. Passons.

Dans le même ordre d'idées, quelques pages plus haut, Evola lors d'une incise évoque l'"état d'identification et d'amalgamation [de] deux êtres - en l'absence duquel l'union sexuelle n'est guère plus qu'une rencontre en vue d'une satisfaction quasi masturbatoire, réciproque et solitaire…" (p. 120) : on ne saurait mieux dire, la réciprocité n'étant ici que celle du contrat, du donnant-donnant (que l'on retrouve sous une forme aberrante dans certaines modes contemporaines).

- ce qui me permet ici, pour finir, d'apporter, ce que je voulais faire depuis longtemps, un complément à une thèse de Laurent James sur le sexe comme "pourvoyeur de valeurs absolument révolutionnaires et radicalement anti-modernes" : "la rencontre métaphysique entre deux êtres (une chose que le pouvoir cherche à détruire par tous les moyens, puisqu’il ne peut pas le contrôler), et une certaine connaissance de soi-même apte à maîtriser son désir de « libération dionysiaque de l’élément action », comme l’écrit Julius Evola dans La doctrine aryenne du combat et de la victoire." En réalité, il est bon que je ne relise ce texte qu'après avoir lu, pour la première fois, Evola, cela m'évite de me tromper sur ce que L.J. veut dire. Je souhaiterais simplement ajouter que « le pouvoir » a tout de même un moyen de nuire à cette force « révolutionnaire » de la rencontre sexuelle. Il suffit de regarder ces vidéos d'amateurs sur Youporn ou autres, où d'authentiques couples font l'amour à la manière d'un film de cul, ou de glaner certains témoignages de rencontres où l'un des partenaires a eu la mauvaise surprise de découvrir qu'il n'était pas en train de faire l'amour à un être humain mais à une caricature de « star du X », pour sentir que via le porno une contre-force nuisible à ce qu'il peut y avoir d'authentique dans une union se glisse de plus en plus, me semble-t-il, dans l'intimité des couples. Et certes, la distinction que fait Evola entre « l'union effective d'un homme et d'une femme » et l'« usage concerté des corps en vue d'un but finalement auto-érotique, assez peu dissemblable de la masturbation » n'a pas attendu le porno sur internet pour être valide, l'union effective a certainement toujours été plus rare que l'usage concerté : il n'en reste pas moins regrettable que certains phénomènes contemporains poussent à accroître encore ce déséquilibre.

- Je vous laisse, boulot boulot, menuise menuise. A plus !

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