lundi 16 mai 2011

Perseverare diabolicum.

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"C'est l'abus des lunettes qui rendra l'Occident aveugle." (Roger Gilbert-Lecomte)



L'actualité ayant tendance à s'emballer, celui qui se donne quelques jours de réflexion après un événement d'importance court le risque que d'autres événements viennent effacer celui-ci : vingt-quatre heures après le début de « l'affaire DSK » - au sujet de laquelle je me permettrai de rappeler qu'il est censé exister quelque chose comme la présomption d'innocence… -, évoquer le décès de M. Ben Laden apparaît déjà bien désuet. Faisons néanmoins un petit point rapide, qu'il reste à ce comptoir une trace de cet événement, à toutes fins utiles, au moins pour pouvoir, le cas échéant, y revenir.

Ma première réaction à l'annonce de sa mort a été... l'absence de réaction. Est-il vraiment mort, quel a été son rôle exact dans ce qui s'est passé le 11 septembre : trop de questions me sont instantanément venues à l'esprit pour qu'une quelconque émotion ait pu se manifester.

Quelques jours après, ayant lu ou écouté ce qu'ont pu en dire ou écrire mes points de repère habituels (parmi lesquels il faut citer Laurent James), j'aurais tendance à dévier le débat. Admettons que Oussama Ben Laden ait été ce qu'on nous dit qu'il a été, ce qu'une part de moi souhaite qu'il ait été, il n'en reste pas moins qu'il n'y a pas de Ben Laden occidental, et que c'est surtout ça qui pose problème, c'est surtout ça qui est un signe de mort spirituelle. Non que je réclame des attentats avec tout plein de morts made in France ou le retour d'Action Directe, et la question du reste n'est pas celle de la facture. Non plus d'ailleurs que je « veuille » un leader charismatique ; à titre personnel en tout cas je m'en passe très bien.

(Je serais plutôt, vous le savez, dans l'optique du « premier venu » définie par Paulhan. Le drame étant qu'à notre époque on cherche plus à être le premier arrivé que le premier venu... Ceci dit, Soral a parfois ce côté premier venu, c'est un de ses aspects positifs.)

La question, disais-je, est celle d'une réelle altérité à l'intérieur de nous-même.

J'avais commencé à réfléchir à tout ça en partant de l'incroyable phrase de mon trou du cul fétiche : "Une remarque : Ben Laden, figure d'antéchrist, est mort le jour de la béatification de Jean-Paul II, figure de sainteté. Victoire du Bien sur le Mal." Me rappelant que le manichéisme est une hérésie, je m'amusai de constater que Rioufol, en plus d'être un con, était un hérétique, ce qui est malheureusement le cas de pas mal de chrétiens aujourd'hui. Je repensai à cette longue citation de Chesterton reproduite dans un texte auquel je vous ai renvoyé récemment, et dont revoici un extrait (avec quelques coupures) :

"Quand on venait à réfléchir sur soi-même, une perspective et un vide s'ouvraient assez grands pour accueillir n'importe quelle somme d'abnégation morose et d'amère vérité. Là, le gentleman réaliste pouvait se laisser aller au désespoir - aussi longtemps qu'il ne désespérait que de lui. Il y avait un terrain de jeux ouvert pour l'heureux pessimiste. Il pouvait dire tout ce qui lui plaisir contre lui-même, à condition de ne pas blasphémer contre le but original de son être ; se traiter de sot à sa guise et même de damné sot ; mais il ne devait pas dire que les sots ne valent pas la peine d'être sauvés. Il n'avait pas le droit de dire qu'un homme, parce qu'il est homme, peut être sans valeur. Ici encore, le christianisme a surmonté la difficulté de concilier deux contraires en les gardant tous deux et en les gardant tous deux en toute leur violence (the difficulty of combining furious opposites, by keeping them both, and keeping them both furious). L'Église a été positive sur les deux points. On ne peut guère s'estimer trop peu. On ne peut guère trop estimer son âme. (...)

Célébrant le bien, saint François pouvait se montrer optimiste plus vibrant que Walt Whitman. Dénonçant le mal, saint Jérôme pouvait peindre un monde plus noir que celui de Schopenhauer. Les deux passions étaient libres parce que toutes deux étaient maintenues à leur place. (...)


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Ainsi, les doubles accusations des sécularistes (...) jettent sur la foi une lumière réelle. Il est vrai que l'Église historique a exalté à la fois le célibat et la famille ; qu'elle a été à la fois farouchement pour la procréation d'enfants et farouchement pour la non-procréation d'enfants. Elle a maintenu ces deux positions côte à côté comme deux couleurs vives, rouge et blanc, comme le rouge et le blanc de l'écu de saint Georges. Elle a toujours manifesté une saine horreur du rose. Elle hait ce mélange de deux couleurs, faible expédient auquel recourent les philosophes. Elle hait cette évolution du noir au blanc qui donne le gris sale. En fait, toute la thèse de l'Église sur la virginité tient à ceci que le blanc est une couleur ; et non pas seulement l'absence d'une couleur. Tout ce que j'allègue ici est que le christianisme s'est presque toujours efforcé de conserver les deux couleurs, ensemble mais pures (to keep two colours coexistent but pure)."


Laubreaux


Autrement dit : notre monde est à la fois rose et « gris sale » - c'est dire s'il est beau, c'est dire si nous avons de la merde dans les yeux, c'est dire surtout, si l'on suit Chesterton, qu'il n'a plus la variété des extrêmes qui a pu faire sa richesse. Continuons à essayer de formuler cela en termes de couleurs. La plupart de ceux qui essayent de sortir de cette grisaille bisexuelle politiquement correcte le font par le manichéisme : ils connotent positivement qui le noir, qui le blanc, et négativement l'autre extrême du spectre des couleurs. Mais si le blanc est une couleur, comme l'affirme Chesterton, le noir aussi, et c'est le fait que nous n'arrivions pas nous-même à produire ces couleurs qui me semble le plus préoccupant. Oussama Ben Laden était-il une sorte de Léon Bloy travaillant au même but avec des armes différentes, je l'ignore, mais même si c'était le cas cela poserait problème que ce nouveau Léon Bloy vienne de si loin - ceci sans forme paradoxale d'esprit cocardier, mais de façon, aussi, pragmatique : si Bloy était déjà ignoré ou méprisé de ses contemporains, au moins ceux qui le connaissaient le comprenaient-ils à peu près bien, ils ne se demandaient pas s'il était ou non un agent de la CIA…

Si l'on veut, et pour réduire l'échelle de ce problème : Nabe ne peut pas tout faire, ne peut pas à la fois être l'ange et le démon de notre monde. Il faudrait d'autres Nabe, je ne veux pas dire des clones, je veux dire qu'il faut que nous retrouvions des couleurs, ou des pôles. La question étant : sommes-nous encore capables de les produire ? Je me suis parfois fait la réflexion que si Nabe était né deux ou trois ans plus tard, ou s'il avait été moins précoce (ce qui, sans flagornerie, est difficile à imaginer, tant le fait qu'il ait été un talent aussi précoce fait partie intégrante de son identité), il aurait été perdu, les années 80 l'auraient bouffé comme elles en ont bouffé tant d'autres.

- On me dira : et votre Voyer, et Hécatombe ? Oui, il y eut Hécatombe, mais personne ou presque ne s'en rendit compte. C'est déjà beau qu'un livre comme ça ait pu exister. - Il y a peut-être d'admirables écrivains dont l'oeuvre va bientôt nous exploser à la gueule, Dieu sait que je ne demande que ça, c'est même un des objets de cette note, mais si j'en reste à Nabe et le prend comme repère, c'est parce qu'il parvient à se faire au moins un peu entendre.

Reprenons un angle de vue plus large. "Sommes-nous encore capables de les produire ?", viens-je de demander. "Je suis intégralement pour le conflit des civilisations : l’Occident doit crever comme une vieille baudruche luciférienne, et je clame qu’il n’y a qu’un moyen d’y parvenir : l’alliance entre les religions de la Tradition !", « répond » Laurent James dans le texte que j'ai évoqué plus haut : une sorte d'internationalisme des Traditions doit répondre à la mondialisation. C'est une manière de résoudre le problème tel que je l'ai posé. Nous retrouvons là par ailleurs non sans doute une ligne de fracture réelle, mais une différence d'approche dont L. J. et moi avions déjà discuté il y a quelques mois. Il est possible que je sois complètement dépassé en ayant du mal à signer l'arrêt de mort spirituel de l'Occident, il est possible que cela ne date pas d'hier que celui-ci se soit mis dans l'incapacité de secréter ses propres anticorps. Et certes, si l'on prend les écrivains protestataires, il n'y a guère que Genet qui dans le dernier demi-siècle ait pu avoir quelque écho réel, ce ne sont pas les voix d'un Artaud ou d'un Gilbert-Lecomte, si déchirantes qu'elles aient pu être, qui ont changé grand-chose à cette évolution gris-rose de notre monde. Tout cela est tout à fait possible, je peux avoir plusieurs trains de retard. Mais tant que je n'arrive pas à en être tout à fait sûr, je ne vois pas pourquoi je jetterais l'hypothèse d'un certain réveil spirituel de l'Occident à la poubelle. Si d'ailleurs alliance des religions de la Tradition il doit y avoir, il faut bien qu'il reste un peu de Tradition en nos contrées - et la question alors se déplacerait sur celle-ci : comment faire comprendre cette Tradition à nos concitoyens, ce qui revient à peu près à dire : quels points, je ne dirais même pas nécessairement, communs, mais de contact, peut-on trouver entre la Tradition et nos valeurs actuelles, au moins officielles ? C'est un travail de traduction, au sens que Dumont ou Descombes peuvent donner à ce mot, et pour lequel il faut des traducteurs. Rien n'empêche qu'ils se trouvent des deux côtés de la rive et construisent ensemble le pont...


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