vendredi 30 décembre 2011

« La force de nous préparer un avenir... »

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Qu'est-ce qu'une influence ? Mes commentaires dans ce qui suit sont de toute évidence influencés par J.-P. Voyer et A. Soral. (Un coup Soral, un coup Nabe, avec Voyer en surplomb : parler de sainte trinité serait pousser un peu loin la métaphore, d'autant que j'ai du mal à attribuer le rôle du Saint Esprit et que les deux quinquagénaires du trio se mordent les chevilles pour prendre celui du Christ, mais il est clair que, parmi les contemporains, c'est vers ces trois-là que je reviens toujours. La Vierge Simone Weil complétant aujourd'hui le tableau…) D'un côté, je n'ai pas de crainte particulière à m'imprégner du travail des autres, d'un autre il est ici particulièrement évident que je n'aurais pas écrit de telles lignes sans eux. Disons que ce préambule est une (énième) reconnaissance de dette…


En 1943, à Londres, Simone Weil rédige un rapport sur la « question coloniale », dont voici quelques extraits.

"(…) Le Christ n'a jamais dit que les bateaux de guerre doivent accompagner même de loin ceux qui annoncent la bonne nouvelle. Leur présence change le caractère du message. Le sang des martyrs peut difficilement conserver l'efficacité surnaturelle qu'on lui attribue quand il est vengé par les armes. On veut avoir plus d'atouts dans son jeu qu'il n'est permis à l'homme quand on veut avoir à la fois César et la Croix.

Les plus fervents des laïques, des francs-maçons, des athées, aiment la colonisation pour une raison diamétralement opposée, mais mieux fondée dans les faits. Ils l'aiment comme une extirpeuse de religions, ce qu'elle est effectivement ; le nombre de gens à qui elle a fait perdre leur religion l'emporte de loin sur le nombre de gens à qui elle en apporte une nouvelle. Mais ceux qui comptent sur elle pour répandre la foi laïque se trompent aussi. La colonisation française entraîne bien, d'une part une influence chrétienne, d'autre part une influence des idées de 1789. Mais les deux influences sont relativement faibles et passagères. Il ne peut pas en être autrement, étant donné le mode de propagation de ces influences, et la distance exagérée entre la théorie et la pratique. L'influence forte et durable est dans le sens de l'incrédulité, ou plus exactement du scepticisme.


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Le plus grave est que, comme l'alcoolisme, la tuberculose et quelques autres maladies, le poison du scepticisme est bien plus virulent dans un terrain naguère indemne. Nous ne croyons malheureusement pas à grand-chose. Nous fabriquons à notre contact une espèce d'hommes qui ne croit à rien. Si cela continue, nous en subirons un jour le contrecoup, avec une brutalité dont le Japon nous donne seulement un avant-goût.

[ou comment définir la racaille… ce qui est d'autant plus ironique que :]

On ne peut pas dire que la colonisation fasse partie de la tradition française. C'est un processus qui s'est accompli en dehors de la vie du peuple français. L'expédition d'Algérie a été d'un côté une affaire de prestige dynastique ; de l'autre une mesure de police méditerranéenne ; comme il arrive souvent, la défense s'est transformée en conquête. Plus tard l'acquisition de la Tunisie et du Maroc ont été, comme disait un de ceux qui ont pris une grande part à la seconde, surtout un réflexe de paysan qui agrandit son lopin de terre. La conquête de l'Indochine a été une réaction de revanche contre l'humiliation de 1870. N'ayant pas su résister aux Allemands, nous sommes allés en compensation priver de sa patrie, en profitant de troubles passagers, un peuple de civilisation millénaire, paisible et bien organisé. Mais le gouvernement de Jules Ferry a accompli cet acte en abusant de ses pouvoirs et en bravant ouvertement l'opinion publique française.

[ah, ces socialos… Mais sautons quelques paragraphes, et continuons à creuser les plaies :]

Il faut regarder le problème colonial comme un problème nouveau. Deux idées essentielles peuvent y jeter quelque lumière.

La première idée, c'est que l'hitlérisme consiste dans l'application par l'Allemagne au continent européen, et plus généralement aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domination coloniales. Les Tchèques les premiers ont signalé cette analogie quand, protestant contre le protectorat de Bohème, ils ont dit : « Aucun peuple européen n'a jamais été soumis à un tel régime. »


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Si l'on examine en détail les procédés des conquêtes coloniales, l'analogie avec les procédés hitlériens est évidente. (…) L'excès d'horreur qui depuis quelque temps semble distinguer la domination hitlérienne de toutes les autres s'explique peut-être par la crainte de la défaite. Il ne doit pas faire oublier l'analogie essentielle des procédés, d'ailleurs venus les uns et les autres du modèle romain.

Cette analogie fournit une réponse toute faite à tous les arguments en faveur du système colonial. Car tous ces arguments, les bons, les moins bons, les mauvais, sont employés par l'Allemagne, avec le même degré de légitimité, dans sa propagande concernant l'unification de l'Europe.

Le mal que l'Allemagne aurait fait à l'Europe si l'Angleterre n'avait pas empêché la victoire allemande, c'est le mal que fait la colonisation, c'est le déracinement. Elle aurait privé les pays conquis de leur passé. La perte du passé, c'est la chute dans la servitude coloniale.

[une pincée de racaille américanisée et se croyant musulmane, une alliance entre un libéral qui ne pense qu'à l'avenir et un gauchiste, socialiste ou trotskiste plein de repentance, et voilà la « perte du passé » en France… au profit de l'enculisme, pas de l'Islam, faut-il le préciser. ]

Ce mal que l'Allemagne a essayé de nous faire, nous l'avons fait à d'autres. Par notre faute, de petits Polynésiens récitent à l'école : « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds, les yeux bleus… » (…)

Dans notre lutte contre l'Allemagne, nous pouvons avoir deux attitudes. Quelle que soit la nécessité de l'union, il faut absolument choisir, rendre le choix public et l'exprimer dans les actes. Nous pouvons regretter que l'Allemagne ait accompli ce que nous aurions désiré voir accomplir par la France.


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C'est ainsi que quelques jeunes Français disent qu'ils sont derrière le général de Gaulle pour les mêmes motifs qui les rangeraient derrière Hitler s'ils étaient Allemands. Ou bien nous pouvons avoir horreur non de la personne ou de la nationalité, mais de l'esprit, des méthodes, des ambitions de l'ennemi. Nous ne pouvons guère faire que le second choix. Autrement il est inutile de parler de la Révolution française ou du christianisme. Si nous faisons ce choix, il faut le montrer par toutes nos attitudes. Lutter contre les Allemands, ce n'est pas une preuve suffisante que nous aimons la liberté. Car les Allemands ne nous ont pas seulement enlevé notre liberté. Ils nous ont enlevé aussi notre puissance, notre prestige, notre tabac, notre vin et notre pain. Des mobiles mélangés soutiennent notre lutte. La preuve décisive serait de favoriser tout arrangement assurant une liberté au moins partielle à ceux à qui nous l'avons enlevée. Nous pourrions ainsi persuader non seulement aux autres, mais à nous-mêmes, que nous sommes vraiment inspirés par un idéal.

L'analogie entre l'hitlérisme et l'expansion coloniale, en nous dictant du point de vue moral l'attitude à prendre, fournit aussi la solution pratique la moins mauvaise. L'expérience des dernières années montre qu'une Europe formée de nations grandes et petites, toutes souveraines, est impossible. La nationalité est un phénomène indécis sur une grande partie du territoire européen. Même dans un pays comme la France, l'unité nationale a subi un choc assez rude : Bretons, Lorrains, Parisiens, Provençaux ont une conscience bien plus aiguë qu'avant la guerre d'être différents les uns des autres. Malgré plusieurs inconvénients, cela est loin d'être un mal. En Allemagne, les vainqueurs s'efforceront d'affaiblir le plus possible le sentiment d'unité nationale. Très probablement une partie de la vie sociale en Europe sera morcelée à une échelle beaucoup plus petite que l'échelle nationale ; une autre partie sera unifiée à une échelle beaucoup plus grande : la nation ne sera qu'un des cadres de la vie collective, au lieu d'être pratiquement tout, comme au cours des vingt dernières années. (…)

[les idées exprimées ici ne sont pas les plus importantes pour notre objet du jour, elles sont par contre capitales pour une étude, toujours à venir, de l'idée de nationalité chez S. W., ceci sans insister sur leurs résonances par rapport à notre actualité, ni sur les liens entre l'Europe voulue par certains fascistes, comme Drieu, et l'actuelle UE. Continuons le fil de la démonstration :]

La seconde idée qui peut éclairer le problème colonial, c'est que l'Europe est située comment une sorte de moyenne proportionnelle entre l'Amérique et l'Orient. Nous savons très bien qu'après la guerre l'américanisation de l'Europe est un danger très grave, et nous savons très bien ce que nous perdrions si elle se produisait.

[ah, ces socialos… Les accords Blum-Byrnes sur l'arrivée du cinéma américain en France seront signés peu de temps après la guerre...]


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Or ce que nous perdrions, c'est la part de nous-mêmes qui est toute proche de l'Orient.

Nous regardons les Orientaux, bien à tort, comme des primitifs et des sauvages, et nous le leur disons. Les Orientaux nous regardent, non sans quelques motifs, comme des barbares, mais ne le disent pas. De même, nous avons tendance à regarder l'Amérique comme n'ayant pas une vraie civilisation, et les Américains à croire que nous sommes des primitifs. (…)

Nous autres Européens en lutte contre l'Allemagne, nous parlons beaucoup aujourd'hui de notre passé. C'est que nous avons l'angoisse de le perdre. L'Allemagne a voulu nous l'arracher ; l'influence américaine le menace. Nous n'y tenons plus que par quelques fils. Nous ne voulons pas que ces fils soient coupés. Nous voulons nous y réenraciner. Or ce dont nous avons trop peu conscience, c'est que notre passé nous vient en grande partie d'Orient.

C'est devenu un lieu commun de dire que notre civilisation, étant d'origine gréco-latine, s'oppose à l'Orient. Comme beaucoup d'autres lieux communs, c'est là une erreur. Le terme gréco-latin ne veut rien dire de précis. L'origine de notre civilisation est grecque. Nous n'avons reçu des Latins que la notion d'État, et l'usage que nous en faisons donne à penser que c'est un mauvais héritage. On dit qu'ils ont inventé l'esprit juridique ; mais la seule chose certaine là-dessus, c'est que leur système juridique est le seul qui se soit conservé. Depuis qu'on connaît un code babylonien vieux de quatre mille ans, on ne peut plus croire qu'ils aient eu un monopole. Dans tout autre domaine, leur apport créateur a été nul.

[difficile d'être moins équivoque, S. W. a décidément les Romains dans le nez. J'allais écrire que c'est peut-être son seul différent d'importance avec Evola, mais cette différence est justement tellement importante qu'elle doit bien en recouvrir d'autres… Ici comme ailleurs je vous propose un texte tout en semant des graines pour un autre.]

Quant aux Grecs, source authentique de notre culture, ils avaient reçu ce qu'ils nous ont transmis. Jusqu'à ce que l'orgueil des succès militaires les ait rendus impérialistes, ils l'ont avoué ouvertement. Hérodote est on ne peut plus clair à ce sujet. Il y avait, avant les temps historiques, une civilisation méditerranéenne dont l'inspiration venait avant tout d'Égypte, en second lieu des Phéniciens. Les Hellènes sont arrivés sur les bords de la Méditerranée comme une population de conquérants nomades presque sans culture propre. Ils ont imposé leur langue, mais reçu leur culture du pays conquis. La culture grecque a été le fait soit de cette assimilation des Hellènes, soit de la persistance des populations antérieures, non helléniques. La guerre de Troie a été une guerre où l'un des deux camps représentait la civilisation, et ce camp, c'était Troie. On sent par l'accent de l'Iliade que le poète le savait. La Grèce dans son ensemble a toujours eu envers l'Égypte une attitude de respect filial.

L'origine orientale du christianisme est évidente. Qu'on ait à l'égard du christianisme une attitude croyante ou agnostique, dans deux cas il est certain que comme fait historique il a été préparé par les siècles antérieurs. En dehors de la Judée, qui est un pays d'Orient, les courant de pensée qui y ont contribué venaient d'Égypte, de Perse, peut-être de l'Inde, et surtout de Grèce, mais de la partie de la pensée grecque directement inspirée par l'Égypte et de la Phénicie.

Quant au Moyen Âge, les moments brillants du Moyen Âge ont été ceux où la culture orientale est venue de nouveau féconder l'Europe, par l'intermédiaire des Arabes et aussi par d'autres voies mystérieuses, puisqu'il y a eu des infiltrations de traditions persanes. La Renaissance aussi a été en partie causée par le stimulant des contacts avec Byzance.

A d'autres moments de l'histoire, certaines influences orientales ont pu être des facteurs de décomposition. C'était le cas à Rome ; c'est le cas de nos jours. Mais, dans les deux cas, il s'agit d'un pseudo-orientalisme fabriqué par et pour des snobs, et non pas de contact avec les civilisations d'Orient authentiques.

[des vues aussi larges sont nécessairement sujettes à discussion. Je les reproduis pour rester fidèle à la démonstration de S.W. et pour que vous ayez la possibilité de vous faire votre propre opinion, non sans avouer mes limites : je ne connais par exemple strictement rien aux Phéniciens. ]

En résumé, il semble que l'Europe ait périodiquement besoin de contacts réels avec l'Orient pour rester spirituellement vivante. Il est exact qu'il y a en Europe quelque chose qui s'oppose à l'esprit d'Orient, quelque chose de spécifiquement occidental. Mais ce quelque chose se trouve à l'état pur et à la deuxième puissance en Amérique et menace de nous dévorer.


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La civilisation européenne est une combinaison de l'esprit d'Orient avec son contraire, combinaison dans laquelle l'esprit d'Orient doit entrer dans une proportion assez considérable. Cette proportion est loin d'être réalisée aujourd'hui. Nous avons besoin d'une injection d'esprit oriental.

[ce genre de paragraphe ne peut bien sûr que faire bander l'amateur des équilibres instables (XVIIe et XIXe siècles français, par exemple) qu'est votre serviteur : les grandes époques ne sont pas nécessairement d'une grande cohérence, leurs contradictions interne et leur fragilité peuvent faire leur force et leur fécondité. Notons d'ailleurs que ce texte de S.W. n'est pas sans accents « lévi-straussiens ».]

L'Europe n'a peut-être pas d'autre moyen d'éviter d'être décomposée par l'influence américaine qu'un contact nouveau, véritable, profond avec l'Orient. Actuellement, si on met ensemble un Américain, un Anglais et un Hindou, l'Américain et l'Anglais fraterniseront extérieurement, tout en se regardant chacun comme très supérieur à l'autre, et laisseront l'Hindou seul. L'apparition progressive d'une atmosphère où les réflexes soient différents est peut-être spirituellement une question de vie ou de mort pour l'Europe.

Or la colonisation, loin d'être l'occasion de contacts avec des civilisations orientales, comme ce fut le cas pour les croisades, empêche de tels contacts. Le milieu très restreint et très intéressant des arabisants français est peut-être la seule exception. Pour des Anglais vivant en Inde, pour les Français vivant en Indochine, le milieu humain est constitué par les blancs. Les indigènes font partie du décor.

Encore les Anglais ont-ils une position cohérente. Ils font des affaires et c'est tout. Les Français, qu'ils le veuillent ou non, transportent partout les principes de 1789. Dès lors, il ne peut arriver que deux choses. Ou les indigènes se sentent choqués dans leur attachement à leur propre tradition par cet apport étranger. Ou ils adoptent sincèrement ces principes et sont révoltés de n'en pas avoir le bénéfice. Si étrange que cela puisse paraître, ces deux réactions hostiles existent souvent chez les mêmes individus.

[cela n'a rien d'« étrange », l'hostilité sachant faire feu de tout bois, un peu comme chez ces antisémites qui reprochent aux Juifs de se soutenir entre eux et les critiquent lorsque deux d'entre eux se bouffent le nez, sur le thème « en plus ils sont même pas foutus d'être solidaires »… Voilà en tout cas une bonne partie de l'histoire de la décolonisation expliquée en quelques lignes. ]

Il en serait tout autrement si les contacts des Européens avec l'Asie, l'Afrique, l'Océanie, se faisaient sur la base des échanges de culture. Nous avons senti ces dernières années jusqu'au fond de l'âme que la civilisation occidentale moderne, y compris notre conception de la démocratie, est insuffisante. L'Europe souffre de plusieurs maladies tellement graves qu'on ose à peine y penser. L'une est la poussée toujours croissante des campagnes vers les villes et des métiers manuels vers les occupations non manuelles, qui menace la base physique de l'existence sociale. Une autre est le chômage. (…) Une autre est l'agitation perpétuelle et le besoin constant de distractions. Une autre est la maladie périodique de la guerre totale. A tout cela s'ajoute aujourd'hui l'accoutumance croissante à une cruauté à la fois massive et raffinée, au maniement le plus brutal de la matière humaine.


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Avec tout cela, nous ne pouvons plus dire ni penser que nous ayons reçu d'en haut la mission d'apprendre à vivre à l'univers.

Malgré tout cela, nous avons sans doute certaines leçons à donner. Mais nous en avons beaucoup à recevoir de formes de vie qui, si imparfaites soient-elles, portent en tout cas dans leur passé millénaire la preuve de leur stabilité. On les accuse d'être immobiles. En réalité elles sont toutes depuis longtemps décadentes. Mais elles tombent lentement.

Le malheur a suscité en nous, Français, une aspiration très vive vers notre propre passé. Ceux qui parlent de la tradition républicaine de la France ne pensent pas à la IIIe République, mais à 1789 et aux mouvements sociaux du début du siècle dernier. Ceux qui parlent de sa tradition chrétienne ne pensent pas à la monarchie, mais au Moyen Âge. Beaucoup parlent des deux, et le peuvent sans aucune contradiction. Ce passé est nôtre ; mais il a l'inconvénient d'être passé. Il est absent. Les civilisations millénaires d'Orient, malgré de très grandes différences, sont beaucoup plus proches de notre Moyen Âge que nous ne le sommes nous-mêmes. En nous réchauffant au double rayonnement de notre passé et des choses présentes qui en constituent une image transposée, nous pouvons trouver la force de nous préparer un avenir. Il y va du destin de l'espèce humaine. Car de même que l'hitlérisation de l'Europe préparerait sans doute l'hitlérisation du globe terrestre - accomplie soit par les Allemands, soit par leurs imitateurs japonais - de même une américanisation de l'Europe préparerait sans doute une américanisation du globe terrestre. Le second mal est moindre que le premier, mais il vient immédiatement après.


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[l'idée est très clairement exprimée : l'américanisation du globe, c'est la fin de l'espèce humaine.]

Dans les deux cas, l'humanité entière perdrait son passé. Or le passé est une chose qui, une fois tout à fait perdue, ne se retrouve jamais plus.

[on ne peut espérer la grâce d'une petite madeleine pour le passé d'une communauté…]

L'homme par ses efforts fait en partie son propre avenir, mais il ne peut pas se fabriquer un passé. Il ne peut que le conserver. Les Encyclopédistes croyaient que l'humanité n'a aucun intérêt à conserver son passé. Instruits par une expérience cruelle, nous sommes en train de revenir de cette croyance. Mais nous ne nous posons pas la question en termes assez clairs pour la trancher nettement.

Le fond de la question est simple. Si les facultés purement humaines de l'homme suffisent, il n'y a aucun inconvénient à faire table rase de tout le passé et à compter sur les ressources de la volonté et de l'intelligence pour vaincre tout espèce d'obstacle. C'est ce que l'on a cru, et c'est ce qu'au fond personne ne croit plus, excepté les Américains, parce qu'ils n'ont pas encore été étourdis par le choc du malheur.

[et la guerre de Sécession, et la Grande Dépression ? Mais il est vrai que les Américains ont une réelle faculté; sinon à refouler ces malheurs, du moins à les considérer comme des anomalies par rapport à leur « destinée manifeste ». Cela serait de ce point de vue très intéressant si leur dernier grand traumatisme collectif, avant la crise actuelle, le 11 septembre, était une fumisterie : ce peuple qui n'a pas de nom (Godard) n'aurait en quelque sorte pas droit au vrai malheur… et on s'étonne qu'il manque de dignité !]

Si l'homme a besoin d'un secours extérieur, et si l'on admet que ce secours est d'ordre spirituel, le passé est indispensable, parce qu'il est le dépôt de tous les trésors spirituels. Sans doute l'opération de la grâce, à la limite, met l'homme en contact direct avec un autre monde. Mais le rayonnement des trésors spirituels du passé peut seul mettre une âme dans l'état qui est la condition nécessaire pour que la grâce soit reçue. C'est pourquoi il n'y a pas de religion sans tradition religieuse, et cela est vrai même lorsqu'une religion nouvelle vient d'apparaître. La perte du passé équivaut à la perte du surnaturel. Quoique ni l'une ni l'autre perte ne soient encore consommées en Europe, l'une et l'autre sont assez avancées pour que nous puissions constater expérimentalement cette correspondance.

Les Américains n'ont d'autre passé que le nôtre ; il y tiennent, à travers nous, par des fils extrêmement ténus. Même malgré eux, leur influence va nous envahir, et, si elle ne rencontre pas d'obstacle suffisant, leur ôtera leur peu de passé, si l'on peut s'exprimer ainsi, en même temps, qu'elle nous privera du nôtre.

[Seigneur, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font…]

De l'autre côté l'Orient s'est accroché obstinément à son passé jusqu'à ce que notre influence, moitié par le prestige de l'argent, moitié par celui des armes, soit venue le déraciner à moitié. Mais il ne l'est encore qu'à moitié. Pourtant l'exemple des Japonais montre que quand des Orientaux se décident à adopter nos tares, en les ajoutant aux leurs propres, ils les portent à la deuxième puissance.

[Nouveau résumé de l'histoire de la décolonisation, avec ou sans guillemets… Le regretté - en tout cas par moi - P. Yonnet a écrit des choses de ce genre, mais je ne parviens pas à retrouver la citation.]

Nous, Européens, nous sommes au milieu. Nous sommes le pivot. Le destin du genre humain tout entier dépend sans doute de nous, pour un espace de temps probablement très bref. Si nous laissons échapper l'occasion, nous sombrerons probablement bientôt non seulement dans l'impuissance, mais dans le néant. Si, tout en gardant le regard tourné vers l'avenir, nous essayons de rentrer en communication avec notre propre passé millénaire ; si dans cet effort nous recherchons un stimulant dans une amitié réelle, fondé sur le respect, avec tout ce qui en Orient est encore enraciné, nous pourrions peut-être préserver d'un anéantissement presque total le passé, et en même temps la vocation spirituelle du genre humain.

L'aventure du Père de Foucauld, ramené à la piété, et par suite au Christ, par une espèce d'émulation devant le spectacle de la piété arabe, serait ainsi comme un symbole de notre prochaine renaissance.

[Quoi qu'il en soit de ce dernier exemple, revenons un instant, après avoir remarqué les échos guénoniens de ces lignes, sur la fenêtre de tir dégagée par S. W. L'avons-nous laissée échapper ? Le moins que l'on puisse dire est que l'état actuel de l'Europe le donne fortement à suggérer.

Des efforts pourtant ont été faits, que le programme du CNR, l'État-providence, la décolonisation finalement, ont pu à certains égards caractériser. Il y a eu, incontestablement, des progrès dans la solidarité, nationale et internationaliste (et j'emploie ce dernier mot sans connotation péjorative. Je veux bien qu'il y ait beaucoup de connerie dans le tiers-mondisme, j'avoue néanmoins avoir plus de sympathie pour les manifs pro-Vietnam qu'il y avait dans les années 60 que pour l'indifférence face à la guerre en Libye de ces derniers mois. Passons.). Mais graduellement cette solidarité s'est réduite à la « solidarité » (l'équivoque du mot « démocratisation ») du canapé-télé-chaîne hi-fi. Il n'y pas eu assez d'« Orient », quoique l'on entende par ce concept. Chassez le naturel matérialiste, il revient au galop… On est loin de Charles de Foucauld.

A ce sujet, il faudrait voir si le plus grand symbole de cette période (de l'après-guerre à la chute du communisme et l'Amérique triomphante du père Bush) n'est pas Raymond Aron.


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Proche du gaullisme pendant la guerre, fin connaisseur de la pensée française, hermétique aux tentations gauchistes et communistes, il consacra une grande partie de son oeuvre à l'analyse des contradictions des sociétés libérales et démocratiques, aux ambiguïtés de leur matérialisme. Ceci tout en étant membre (apparemment pas membre fondateur, comme je l'ai écrit ici) de la très funeste et enculiste Société du Mont-Pèlerin (dont tout de même il démissionnera), sioniste sans complexe, auteur d'un livre sur
De Gaulle, Israël et les Juifs, en qui certains voient l'appel à la curée de Mai 68, qu'en tout cas il ne serait pas inutile de relire… Pardonnez-moi les relents de cette métaphore, mais Aron serait (sur le plan des idées, Marcel Dassault né Bloch étant son pendant dans la pratique) comme le ver sioniste-enculiste dans le fruit de la république gaullienne - qui avait ses tendances enculistes propres, évidemment.


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Commentaire dans le commentaire : il y aurait toute une histoire de la Ve République à faire de ce point de vue. Je l'évoquais souvent dans le temps, le nucléaire français vient en grande partie d'Israël. C'est l'histoire du fameux bureau de Shimon Peres à Matignon, à la fin de la IVe et au début du Ve République. Dit autrement : lorsqu'il arrive au pouvoir, et on sait qu'il n'était pas désiré par tous, de Gaulle est sous surveillance américano-sioniste - alors même qu'États-Unis et Israël ne sont pas encore aussi liés qu'ils ne le deviendront au fil du temps et surtout à partir de la guerre des Six jours. Simplement, l'héritage de la Seconde Guerre mondiale fait qu'ils ont un énorme pouvoir sur la France. Un Académicien français dont je tairai le nom disait à un ami : "Les Juifs ont gagné la guerre, et nous le font payer tous les jours." - c'est sioniste qu'il faut dire, bien sûr. Je ne voudrais pas tomber dans l'excès inverse de ceux dans lesquels il arrive à mon sens à Alain Soral de tomber, et opposer systématiquement sionisme et Juifs, mais le fait est là : le sioniste n'hésite pas à sacrifier le Juif. Certains éléments de l'histoire de la Shoah (cf. H. Arendt), les attentats perpétrés par le Mossad contre les Juifs irakiens dans les années 50 pour qu'ils rejoignent Israël, en sont d'éloquents exemples.

Bref, de Gaulle est sous double surveillance. Si l'on en croit F.-X. Verschave dans son
Noir Chirac, l'un des deux plus proches collaborateurs du transfuge de la banque Rothschild qu'était Pompidou, Pierre Juillet (l'autre étant M.-F. Garaud, ils allaient ensuite « faire » ensemble Jacques Chirac), travaillait pour la CIA. Ce qui fait bien sûr de Pompidou le chien de garde américano-sioniste par excellence du gaullisme. Et, donc, de gens comme Dassault ou Aron, d'autres importants pions dans cet échiquier - des kapos, finalement…


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Après, il ne faut pas tomber dans un schéma manichéen, ou de Gaulle serait l'ange gaulois innocent, et les éléments étrangers de sombres manipulateurs sataniques. La réalité de la surveillance du gaullisme par des forces étrangères, élément par ailleurs classique du jeu politique, ne fait pas de doute : leur importance factuelle sur chaque choix du Général est une autre question, de même que la nature idéologique du gaullisme. Faute d'avoir le livre de Verschave sous la main au moment où j'écris, je ne peux guère être plus précis aujourd'hui, me contentant de noter que le rôle du couple Juillet/Garaud fut tout de même paradoxal : il s'agirait, si Verschave a raison, d'une sorte de mise sous tutelle du souverainisme français. Faute d'avoir pu contrôler de Gaulle ou le « gaulliste historique » Chaban-Delmas, on contrôle celui qui se présente comme leur héritier, J. Chirac. A creuser...

Ces pistes lancées, finissons avec Aron : son cas est d'autant plus intéressant qu'à l'encontre de gens qui traversent leur siècle sans y rien comprendre, sans
savoir ce qu'ils font, et le symbolisent d'une certaine manière directement (Sartre ? peut-être), lui avait compris beaucoup de choses. Le paradoxe étant d'ailleurs qu'il était sans doute sincèrement plus attaché à l'histoire de France que ne l'était Sartre…


- Revenons maintenant à la « fenêtre de tir ». A lire ce qu'écrit S.W., et si l'on admet que l'Europe occidentale a finalement laissé passer le train, il est difficile de ne pas penser que c'est la Russie qui a maintenant entre ses mains une opportunité historique de sauver « l'espèce humaine » - eh oui, rien de moins. Cette hypothèse a été exprimée par d'autres depuis longtemps, je ne la reprends même pas vraiment à mon compte, faute de bien comprendre ce qui se passe dans ce pays : je constate simplement que si l'on adopte la démonstration de S.W. - et je trouve que beaucoup d'éléments nous y poussent - alors il est difficile de ne pas devoir prendre en considération cette idée.

Et de ce point de vue, il n'est pas sans ironie amère de constater les efforts actuels des Occidentaux, de ceux qui ont ou auraient laissé passer leur occasion de jouer un rôle dans l'histoire, pour saboter ce qui pourrait être la chance de la Russie, non seulement de jouer un rôle, mais à terme de sauver les dits Occidentaux de leur propre néant… Seigneur, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font…


J'ai retranscris l'essentiel des thèses de S.W. Je poursuis sur quelques paragraphes intéressants. Je supprime la toute fin, qui relève plus de considérations stratégiques livrées à ses supérieurs londoniens.
]

Pour cela, il faut que les populations dites de couleur, même si elles sont primitives, cessent d'être des populations sujettes. Mais du point de vue esquissé ici, faire avec elles des nations à l'européenne, démocratiques ou non, ne vaudrait pas mieux ; ce serait d'ailleurs une folie, aussi bien dans les cas où c'est possible que dans ceux où c'est impossible. Il n'y a que trop de nations dans le monde.

Il n'y a qu'une seule solution, c'est de trouver pour le mot de protection une signification qui ne soit pas un mensonge. Jusqu'ici ce mot n'a été employé que pour mentir. S'il est trop discrédité, on peut lui chercher un synonyme. L'essentiel est de trouver une combinaison par laquelle des populations non constituées en nations, et se trouvant à certains égards dans la dépendance de certains États organisés, soient suffisamment indépendantes à d'autres égards pour pouvoir se sentir libres. Car la liberté, comme le bonheur, se définit avant tout par le sentiment qu'on la possède. Ce sentiment ne peut être ni suggéré par la propagande ni imposé par l'autorité. On peut seulement, et très facilement, forcer les gens à l'exprimer sans l'éprouver. C'est ce qui rend la discrimination très difficile. Le critérium est une certaine intensité de la vie morale qui est toujours liée à la liberté.

[ce qui prouve une fois de plus, mais tous les habitués de ce comptoir le savent, qu'il y avait plus de liberté pendant le XVIIe siècle français que de nos jours.]

Il y a deux facteurs favorables pour la solution de ce problème. Le premier, c'est qu'il se posera aussi pour les populations faibles d'Europe. Cela peut faire espérer davantage qu'il sera étudié. Ce qu'on peut poser en principe dès maintenant, c'est que, par exemple, la patrie annamite et la patrie tchèque ou norvégienne méritent le même degré de respect.

[ou le même degré de non-respect, les patries grecque, italienne, espagnole en fournissent actuellement des exemples clairs. S. W., qui oublie qu'elle a lu Marx, sous-estime ici les facultés de mépris et d'indifférence des riches, et surtout de ceux qui s'efforcent de rester riches quand le monde s'appauvrit.]


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L'autre facteur favorable, c'est que l'Amérique, n'ayant pas de colonies, et par suite pas de préjugés coloniaux, et appliquant naïvement ses critères démocratiques à tout ce qui ne la regarde pas elle-même, considère le système colonial sans sympathie. Elle est sans doute sur le point de secouer sérieusement l'Europe engourdie dans sa routine. Or en prenant le parti des populations soumises par nous, elle nous fournit, sans le comprendre, le meilleur secours pour résister dans l'avenir prochain à sa propre influence. Elle ne le comprend pas ; mais ce qui serait désastreux, ce serait que nous ne le comprenions pas non plus."

- No comment ! (« À propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du peuple français », 1943, pp. 428-439 de l'édition « Quarto ».)


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lundi 19 décembre 2011

Au royaume du porno les hommes invisibles sont rois. (Le sexe..., IV bis.)

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, I.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, II.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III bis.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III ter.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, IV.



Pas de photographies, nous allons parler de sexe tout du long (sic !), je ne voudrais pas me substituer à votre imagination...

Revenons au texte d'Evola qui fut l'objet et le sujet de notre dernière livraison. Dans ses précisions sur les paradoxes de l'activité et de la passivité masculines et féminines avant et pendant l'acte, l'auteur de la Métaphysique du sexe écrit :

"Si l'on envisage sous l'angle psychologique le plus intime l'expérience de l'étreinte, on constate que la situation de l'« aimant » s'y répète très souvent : le fait est que l'homme (…) est essentiellement passif, en ce sens qu'il s'oublie, toute son attention étant irrésistiblement captée, comme dans une fascination, par les états psychophysiques qui apparaissent chez la femme dans l'étreinte, et plus spécialement par leurs effets sur la physionomie féminine (…) : et c'est cela précisément qui constitue l'aphrodisiaque le plus intense pour l'ivresse et l'orgasme de l'homme."

Je vous avais promis de nuancer cette idée par un texte de Pierre Boutang, nous y arrivons. Ce n'est pas tant une nuance d'ailleurs, qu'une volonté d'éviter une confusion, à savoir, pour le dire (trop) simplement, la confusion entre désir et plaisir.

Dans son Apocalypse du désir (Grasset, 1979), Boutang s'attarde sur Hegel et l'interprétation que donne Kojève de sa philosophie. Hegel, est, de façon générale, une tête de Turc pour Boutang, et ce n'est pas sa conception du désir, ou celle que lui prête Kojève, qui va réconcilier le disciple de Maurras avec le gras Souabe.

En l'occurrence, mon sujet n'est pas de discuter cette conception, d'autant que même si l'on décide faire confiance à Kojève et à Boutang, on est loin des textes de Hegel lui-même. Le point qui m'intéresse aujourd'hui est l'idée exprimée par Kojève que le désir (au sens large) proprement humain, par opposition au désir animal, est désir du désir des autres. Boutang paraphrase puis commente cette thèse :

"Pour que [le désir] cesse d'être naturel [animal], il faut qu'il porte sur un objet non naturel, donc sur un désir même. (…) La pluralité de désirs encore animaux est donc indispensable à l'apparition de la conscience de soi. Il ne faut plus dire que l'homme serait un animal politique, mais que la politique, les désirs individuels animaux, s'entre-déchirant comme tels, sont anthropogènes, quasi créateurs de l'homme.

Qu'est-ce, maintenant, pour le désir, que de désirer un désir, un autre désir ? A quoi reconnaîtra-t-on cette altérité purement numérique, puisque le même objet sera désiré ? (…) Clairement ce qui se désigne là comme désir coïncide avec ce que l'on a toujours appelé l'envie, invidia, une convoitise haineuse n'émergeant qu'au miroir, et qui, en effet, devient intelligible si l'on suppose la modification du désir initial par le péché. Sans l'éclairement du péché, s'il est « anthropogène », il constitue l'espèce homme en tant que « sale bête », ce qui n'est pas loin de la pensée de Kojève et de son humanité historique comme maladie mortelle de la nature…" (p. 123)

Insistons à fins de clarté sur ce dernier point : on ne peut selon Boutang identifier désir et envie que dans le cadre du péché originel. Le faire comme Hegel/Kojève au sein d'une anthropologie « laïque », ou neutre, revient à une vision trop négative de la nature humaine et du désir humain.

(Il faudrait ici se pencher sur le cas de M.-É. Nabe, sa sexualité et son rapport - ou peu de rapport, justement, au péché. Ne nous dispersons pas...)

Ce qui pourrait permettre de faire la différence entre cette anthropologie hégélo-kojévienne et l'anthropologie de René Girard, elle aussi fondée sur l'envie et la circularité des désirs concurrents. Je dis « pourrait » car je ne me souviens plus si R. Girard lie aussi clairement désir, désir du désir des autres et péché originel. Quoi qu'il en soit, le même problème structurel se pose pour Hegel/Kojève et pour Girard : d'où vient en dernière instance le désir s'il n'est que désir du désir des autres ?

Boutang bien sûr aborde rapidement cette question, et cela va nous ramener à la question du désir sexuel. (Prenez votre souffle, on a fait plus clair que ce qui suit…)

"Kojève allègue, au même niveau, la relation sexuelle, qui ne serait humaine que si chacun ne désire pas le corps de l'autre, mais le désir de l'autre. En bonne logique il faudrait dire « mais le désir du corps de l'autre » ; ce qui s'égalerait à une forme particulière d'érotisme, sans doute devenue très fréquente, où l'être du corps de l'autre, se révélant par son plaisir, est seul capable de procurer aussi le plaisir, pour autant que ce plaisir soit signe, chez l'autre, du désir ; mais du désir d'un corps, c'est-à-dire des sensations qu'il dispense, sans quoi le mouvement est sans fin - ou ne commence pas." (p. 124)

Mettons cela en regard avec l'idée d'Evola :

"L'homme (…) est essentiellement passif, en ce sens qu'il s'oublie, toute son attention étant irrésistiblement captée, comme dans une fascination, par les états psychophysiques qui apparaissent chez la femme dans l'étreinte, et plus spécialement par leurs effets sur la physionomie féminine (…) : et c'est cela précisément qui constitue l'aphrodisiaque le plus intense pour l'ivresse et l'orgasme de l'homme."

Il est regrettable que Boutang ne justifie pas son incise : "une forme particulière d'érotisme, sans doute devenue très fréquente", mais vous voyez ce qui m'intéresse ici. Il est bien évident que dans le désir de l'homme pour la femme il y a anticipation de ce moment où en la possédant (avec des guillemets si vous voulez, un autre jour pour cette question) il va susciter en elle ces transformations si excitantes. Mais l'erreur de la « forme particulière d'érotisme » ici évoquée est de mettre la charrue avant les boeufs : non pas d'inclure dans le désir l'anticipation, même floue, du plaisir que l'on éprouve et que l'on donne, ce qui fait partie du jeu, mais de substituer au désir que l'on éprouve - en l'occurrence, que l'on n'éprouve pas, ou « pas assez » - cette anticipation, pour susciter son propre désir. Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe ; le désir est métaphysique. Ces principes que je vous serine ces jours-ci, la « forme particulière d'érotisme » ne les respecte pas : elle croit que le sexe n'est que le sexe, c'est-à-dire le plaisir ; elle oublie que le désir est métaphysique et à ce titre ne peut être complètement inféodé à l'idée du plaisir. - Et, pour en revenir à notre modèle, si la partenaire de son côté, en plus des formes spécifiques du désir féminin, est sur la même ligne, si elle désire moins, même potentiellement, qu'elle n'attend que son désir s'enflamme au contact du désir de l'autre, désir de l'autre qu'elle prend de moins en moins la peine de susciter, eh bien, soit, oui, le mouvement « ne commence pas », soit il y a de fortes chances qu'il ne débouche pas sur grand chose de convaincant.

Il est difficile de ne pas noter que cette forme d'attente circulaire du désir de l'autre est typique des vieux couples, où le souvenir des étreintes passées, à l'époque du désir spontané, est censé venir au secours d'ardeurs atténuées par l'habitude, le temps qui passe, les séquelles mal gérées des grossesses, etc. Chacun attend plus ou moins que le désir de l'autre s'enflamme, en espérant que ça ranime le sien… Ça peut durer longtemps.

De ce point de vue, la « forme particulière d'érotisme » ici diagnostiquée est peut-être liée à la sexualité conjugale moderne et ses contraintes, elle ne date pas pour autant d'aujourd'hui. Ce qui serait plus spécifiquement contemporain, c'est le rôle de la pornographie dans ce processus. Vous direz que ça m'obsède, et vous n'aurez pas tort : d'une part il y a là un point que je ne parviens pas à résoudre, ce qui m'agace ; d'autre part l'importance du porno dans notre monde est indéniablement un des traits distinctifs de notre civilisation, cela légitime pleinement l'intérêt que l'on peut lui porter.

Écartons d'abord de notre champ d'intérêt tout ce qui relève de l'exploitation, de l'esclavage, plaçons-nous dans l'optique d'un film tourné dans la bonne humeur entre adultes consentants. Ne nous concentrons pas non plus sur la question du caractère masculin des fantasmes mis en scène. Non qu'elle soit inintéressante - elle pose au moins le problème de la différence de la relation entre la vue et le désir chez l'homme et chez la femme -, mais ce n'est pas notre sujet du jour - du reste, je n'ai sauf erreur jamais vu un porno réalisé par une femme, ce qui est une lacune. L'éventuel avilissement de la femme nous rapproche déjà de notre « point ». Pourquoi une fellation serait-elle quelque chose de merveilleux et naturel dans la vie et d'avilissant pour celle qui la pratique à l'écran ? (Notons d'ailleurs que l'on ne dit jamais cela du cunnilinctus, alors qu'ici ce devrait être la même chose.) Certes on peut répondre par le contexte d'ensemble, par les thèmes que précisément nous avons évacués comme étant hors de notre sujet. Mais ne voit-on pas que le noeud du problème est ailleurs ?

Il y a quelques mois, suite à une livraison précédente sur ces sujets, M. Cinéma et moi-même avions brièvement abordé cette question. Je repense par ailleurs à l'évidente différence d'état d'esprit entre Marc-Édouard Nabe et quelqu'un comme le Libre Penseur sur le porno : le premier en fait un éloge explicite dans L'homme qui arrêta d'écrire, le second y voit un des symboles de la décadence occidentale. Ma difficulté personnelle est que quelque chose dans le porno me laisse sceptique, alors que je crois pas être bégueule pour un sou.

Essayons donc avec notre clé du jour, et constatons que le porno repose sur une interaction entre son propre désir - mais c'est un désir vague : « baiser » -, et la vision du plaisir des autres. Interaction d'autant plus efficace, soit dit en passant, que les acteurs eux-mêmes semblent en proie au désir, puis au plaisir (les films les plus excitants n'oublient pas, même avec le peu de finesse du genre, de s'attarder un chouïa sur la montée du désir, les actrices les plus excitantes restent un peu naturelles, même au sein des plus extravagantes acrobaties, même si ce ne sont pas celles qui font les plus extravagantes acrobaties),

mais interaction qui peut déboucher sur la confusion. Le sexe comme la mort ne se peuvent représenter, c'est bien connu, le porno repose sur une identification du spectateur à l'acteur masculin, sur une contemplation de ce que fait l'actrice. De ce point de vue d'ailleurs notons que le genre est rien moins que machiste : la bite de l'acteur n'existe pas, elle est remplacée par celle du spectateur, qui se consume en admiration devant la beauté de la fille et la façon dont elle donne son corps à l'amour… Paradoxe de ce genre où plus l'on en demande à la fille, plus on l'enferme dans un univers de fantasmes masculins parfois humiliants, et plus on l'admire de faire ce qu'elle fait, plus on lui en est reconnaissant, là où l'acteur ne reste qu'un automate, un robot qu'à la limite on ne voit pas.

Reprenons. Ce qui je crois pose vraiment problème dans l'importance qu'a prise le porno dans notre monde, c'est que cette importance est signe d'une confusion entre son propre désir et le plaisir des autres, et qu'elle nourrit donc l'expansion de la « forme particulière d'érotisme » diagnostiquée, à juste titre, par Boutang. Tous problèmes « féministes » mis à part, l'adolescent qui comble sa frustration, l'adulte (mâle ou femelle d'ailleurs) qui oublie un peu les tracas de tous les jours, ma foi, pourquoi les critiquer ? Le problème vient quand on finit par en perdre la trace de son propre désir, à le dissoudre d'une certaine façon dans la vision du plaisir - plus ou moins réel par ailleurs, mais ce n'est pas vraiment le problème - des autres.

C'est cette confusion qui entraîne les effets pervers sur la sexualité, et comme dit Laurent James, sa force subversive, dont je m'entretenais avec M. Cinéma. Il ne faut pas la dramatiser, car le concret de la rencontre avec la fille peut vous remettre les pieds sur terre et vous aider à élaborer en commun quelque chose qui soit lié au désir de chacun, et pas à une scène de film de cul, mais il ne faut pas nier le problème non plus.

(Avant de continuer sur ce registre, une incise : un film raconte toute cette histoire, un film décrit la « forme particulière d'érotisme » qui est aujourd'hui notre sujet, il s'agit bien sûr de Eyes wide shut, avec son mâle qui cherche à nourrir son désir du désir et du plaisir des autres, sa femelle qui, directement branchée sur ses fantasmes, si j'ose dire, a gardé (au moins dans les dernières scènes du film) toute l'essence métaphysique de son désir, et est donc plus à même d'orienter son couple dans une direction humaine. - Encore une fois, il faudrait aller plus loin dans l'exploration de la différence du rôle de la vue dans les sexualités masculine et féminine…)

Vous ai-je raconté déjà cette histoire, je ne sais plus, mais un jeune ami, qui allait découvrir l'amour dans les bras de sa copine, et qui évidemment était surexcité, devint tout flagada - « réfractaire », comme disent les psys - en découvrant la toison pubienne de celle-ci, qui, à l'encontre des filles du X, n'était pas rasée… C'est d'ailleurs intéressant cette question du sexe rasé des filles (qui n'est valable que pour le porno récent : je rappelle d'ailleurs que le porno encensé par Nabe dans L'homme qui arrêta d'écrire est plus celui des années 70-80). Outre qu'elle illustre une différence générationnelle tout de même pas négligeable : pour mon époque, une femme, c'est-à-dire ce qui déclenche le désir, est poilue, ce n'est pas le cas pour celle de mon pote. Et pour une génération antérieure, la femme était poilue aussi au niveau des aisselles… Outre qu'elle illustre cette différence, elle ressort tout à fait de notre propos. Tout lecteur de l'illustre docteur Zwang a appris que la toison pubienne féminine, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est signe d'humanité et non pas d'animalité, qu'elle est précisément une des caractéristiques de l'espèce humaine. Il y a donc, dans ce qui semble être à l'origine dû à des causes de l'ordre de l'hygiène, une adéquation en réalité d'ordre métaphysique avec la dissolution possible du désir dans le plaisir qui nous a semblé être un des dangers de l'importance actuelle du porno : cette « dissolution » est un retour à l'animalité, en ce que la sexualité de l'animal n'est pas métaphysique, le sexe pour l'animal n'est pas autre chose que le sexe : il est procréation, comme pour le spectateur du porno il peut n'être que pur plaisir - dans les deux cas, c'est la métaphysique (ou Dieu, d'ailleurs, si l'on veut) qui passe par la fenêtre - pas de bol, la métaphysique, ou Dieu, c'est nous…

Ici, accrochez-vous un peu s'il vous plaît, puisque le plus simple est que je vous expose mon idée en même temps que la façon dont elle m'est réapparue, mais que cette simplicité oblige à quelque complication passagère. Ayant parfois lié libéralisme et retour à l'animalité - par la négation du don / contre-don, par l'insistance sur les besoins... -, je cherchais dans mes archives où j'avais exprimé cette idée, qui va tout à fait, vous l'aurez compris, avec l'expansion de la pornographie en société libérale, lorsque je suis retombé (ici et ) sur une citation… de Kojève, le monde est petit, ou la présentation par mes soins d'une évocation de Kojève par Muray, que voici :

"Muray lie « fin de l'Histoire » selon Kojève, retour de l'humanité à l'« animalité » (selon le même Kojève), et le fait que, je cite, « l'animal, à la différence de l'être humain, se définit de ce qu'il épuise toutes ses possibilités existentielles dans la procréation » . La culture comme échappée de la procréation ?"

La boucle est bouclée, CQFD : on retrouve dans le porno - ou, encore une fois, dans l'importance qu'il a prise et dans les modalités de son expression - ce qui fait le sel du libéralisme : animalité, non-existence du don / contre-don, utilitarisme (je n'ai pas développé, mais c'est facile : tous les discours sur le thème "Je fais ce que je veux de mon corps", qui considèrent ce corps comme une marchandise comme les autres, vont dans ce sens de la perte de la singularité de l'acte)… De ce point de vue, d'ailleurs, il faut bien voir que l'absence totale de l'idée de procréation dans le X (rien que l'évoquer est étrange…) est symétrique avec l'« épuisement des possibilités existentielles de l'animal dans la procréation », là où la sexualité humaine est en tension permanente avec la procréation.

Stop ! Deux liens pour finir (l'un avec une belle photo, je suis quand même pas chien) :

- de la joyeuse sexualité à l'ancienne (découverte via un blog curieux mais qui me compte dans ses favoris…) ;

- une sentence de Muray qui, soit dit en passant, rejoint ce que je disais sur le côté homme invisible de l'acteur porno. Le porno paradoxalement murayen…


Bonne bourre à tous !

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jeudi 8 décembre 2011

Ciorana.

Un peu de Cioran, pour nous changer de la fesse (nous y reviendrons !).

"Pour le bien général, il vaut mille fois mieux s'occuper de soi-même que des choses qui regardent les autres." (Ce qui nous ramène à la fesse... et que les citations qui suivent vont presque toutes contredire !)


Mme de Staël écrit au sujet de Mirabeau : "Cet homme, qui brava souvent l'opinion publique, mais soutint toujours l'opinion générale." Cioran ajoute : "Cela s'applique à Sartre tout spécialement."

"Il y a quelque chose de pire que l'antisémitisme : c'est l'anti-antisémitisme." Ceci est écrit en 1965… C'est d'ailleurs peut-être une phrase à prendre très au sérieux.

(Oui : s'il y a des Juifs (et il y en a !), il est inévitable qu'il y ait de l'antisémitisme. Vouloir le supprimer, d'une part est impossible (exactement au même titre que des gens n'aiment pas les Anglais, les Français, les Arabes..., exactement au même titre que d'autres aiment les Anglais, les Français, les Arabes, et, donc, les Juifs (Heil Fassbinder !), d'autre part revient à donner trop de pouvoir aux Juifs en question. Après, bon, quand c'est l'antisémite qui a trop de pouvoir...)

"Nietzsche me fatigue. Ma lassitude va parfois jusqu'au dégoût. On ne peut accepter un penseur dont l'idéal se se place aux antipodes de ce qu'il était. Il y a quelque chose d'écoeurant chez le faible qui prône la vigueur, chez le faible sans pitié. Tout cela est bon pour les adolescents."

"Je viens de lire sur la « maladie de l'angoisse » un article de René Guénon, empreint du plus intransigeant dogmatisme. Est-il possible d'écrire avec tant d'assurance et avec un orgueil d'autant plus condamnable qu'on fait profession d'impersonnalité, qu'on dénonce avec vigueur et à chaque fois le moi ?

Il y eut en France, dans la première moitié du siècle, trois esprits intraitables, aussi différents que possible, mais qui, au nom de l'Intelligence, se sont révélés d'un fanatisme outrancier : Maurras, Benda, Guénon. Trois maniaques de l'Intelligence."

"Je suis sûr que la « civilisation » doit disparaître, mais ne vois pas par quoi on pourrait la remplacer."

"Les Français ont tous les défauts, sauf un : ils ne sont pas obséquieux. Ils l'ont assez démontré pendant l'Occupation ; je n'en ai vu aucun qui, dans la rue ou ailleurs, se soit aplati devant l'occupant ou qui ait pris un air servile (la Collaboration est tout autre chose ; les collaborateurs se sont vendus : cela est différent). C'est là où les Français ont une nette supériorité sur les Allemands, lesquels, dès qu'ils sont battus, deviennent rampants. Mais même en dehors de la défaite, ils sont toujours à plat ventre devant un supérieur hiérarchique : leur obéissance est à base de lâcheté civile et non de consentement à l'ordre."

- passons sur ce que Cioran dit des Allemands : son témoignage sur l'Occupation est intéressant (quand bien même on contesterait son diagnostic sur les collaborateurs), en ce que c'est un témoignage spontané, noté par l'auteur pour lui-même, en ce que, de plus, cet auteur ne se prive pas de critiquer les Français quand l'occasion s'offre à lui. Cela ne suffit pas à en faire une vérité établie, mais invite à ne pas uniquement retenir de cette période ce que le regretté (par moi, en tout cas) Paul Yonnet appelait la « mythologie noire » de l'Occupation.

"Comme je disais à un collabo que les Juifs avaient été les agents les plus efficaces de la culture allemande, il m'a répondu : « Les Allemands ont détruit leur plus grand capital. »"

(J'écrivais quelque chose de proche il y a six ans... J'étais déjà plus intéressé (obsédé ?) par les Juifs que je ne voulais l'admettre !)

"Les Juifs ne sont pas un peuple, mais une destinée."

(Ceci expliquant en partie cela...)



"J'ai hérité d'un corps dont je ne sais plus que faire. Ah ! ces parents qui ne surent s'abstenir."



"Beau temps ; une multitude considérable. Fourmilière démente, insensée. Vivement le Jugement dernier !"

- C'est pour bientôt, Emil, c'est pour bientôt !



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Profitons des derniers moments...

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samedi 3 décembre 2011

« La structure fondamentale de la situation. » (Le sexe..., IV.)

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Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, I.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, II.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III bis.

Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III ter.




Quelques mises au point aujourd'hui, avec l'aide du baron Evola.

L'égalité des sexes d'abord :

"Parler d'égalité entre les sexes, d'une certaine façon, cela ne signifie rien. Soit l'on se situe d'un côté : dans la Bible (…), c'est l'homme qui englobe la femme comme son contraire ; aujourd'hui, où, pour certains, « la femme est l'avenir de l'homme » c'est plutôt elle qui l'englobe. Soit on se situe, abstraitement, au-dessus de cette différence, au niveau des « êtres humains », mais alors on ne peut par définition plus rien penser sur les sexes", écrivais-je un matin d'inspiration.

Cette idée a peut-être été souvent exprimée, mais je ne l'ai retrouvée sous la plume d'un autre que récemment, au printemps dernier, dans la Métaphysique du sexe d'Evola :

"La vexata quaestio de l'infériorité, égalité ou supériorité de la femme par rapport à l'homme ne sera traitée ici qu'en passant. Cette question est en effet privée de sens, car elle suppose une commensurabilité. En revanche, si l'on met de côté tout ce qui est construit, susceptible d'être acquis, extérieur (…), on peut dire qu'il existe entre homme et femme, par référence au type, à leur « idée platonicienne », une diversité qui exclut toute commune mesure ; même des facultés ou dons apparemment communs aux deux sexes et « neutres », ont une fonction et une empreinte différentes selon qu'ils sont présents chez l'homme ou chez la femme. On ne peut pas plus se demander si la « femme » est supérieure ou inférieure à l'« homme » que se demander si l'eau est supérieure ou inférieure au feu. Pour chacun des sexes, le critère de mesure ne peut donc pas être fourni par le sexe opposé, mais seulement par l'« idée » du sexe auquel il appartient. En d'autres termes, c'est établir la supériorité ou l'infériorité d'une femme donnée en fonction de sa plus ou moins grande proximité de la typicité féminine, de la femme pure ou absolue ; et la même chose pour l'homme. Les « revendications » de la femme moderne dérivent donc d'ambitions erronées, ainsi que d'un complexe d'infériorité - de l'idée fausse qu'une femme en tant que telle, en tant qu'elle est « seulement femme », est inférieure à l'homme. On a pu dire avec raison que le féminisme ne s'est pas réellement battu pour les « droits de la femme », mais bien, sans s'en rendre compte, pour le droit de la femme de devenir égale à l'homme : chose qui, quand bien même serait-elle possible en dehors du domaine extérieur pratique et intellectuel, reviendrait au droit, pour la femme, de se dénaturer, de déchoir [un renvoi en note nous apprend que le « on » du début de la phrase n'est autre que Il Barone himself, dans sa Révolte contre le monde moderne]. Le seul critère qualitatif, c'est, répétons-le, celui du degré de plus ou moins parfaite réalisation de sa propre nature. Il ne fait aucun doute qu'une femme parfaitement féminine est supérieure à un homme imparfaitement masculin, de même qu'un paysan fidèle à sa terre [et] qui assume parfaitement sa fonction est supérieur à un roi incapable de remplir la sienne." (pp. 49-50)

De même, on peut "rappeler que tout ce que nous avons constaté, dans l'optique adoptée ici, comme différence de nature entre l'homme et la femme, n'implique pas du tout une différence de valeur. Répétons-le : la question de la supériorité ou de l'infériorité d'un sexe par rapport à l'autre, est totalement privée de sens. Tout jugement sur la plus grande ou la moindre valeur de certains aspects de la nature et du psychisme masculins par rapport à la nature et au psychisme féminins, et vice versa, se ressent d'un préconcept, donc du point de vue unilatéral propre à l'un ou l'autre sexe." (p. 223)

J'entends aller bon train les commentaires / De ceux qui font des châteaux à Cythère… : on reprochera certainement à Evola de figer les sexes dans une identité, de les « essentialiser », ceci bien sûr au profit de l'homme. S'il est de la moindre des honnêtetés de ma part que de signaler que dans les passages que je viens de citer, tout de suite avant ou tout de suite après, il y a certaines lignes qui pourraient faire hérisser le poil des féministes de tous ceux-ci (les poils), il importe d'en rester à l'essentiel.

L'essentiel est l'idée de la différence entre les sexes, et la Métaphysique du sexe un moyen de préciser les paramètres de cette différence. Ce qui rend un peu délicate la transmission des thèses d'Evola à quelqu'un qui n'a pas lu le livre, c'est que ce quelqu'un, s'il n'accepte pas ce principe de la différence des sexes (dois-je rappeler que cette différence est métaphysique, justement, que la zigounette et le pilou-pilou, comme disait Desproges, n'en sont que des prolongements… ?), risque d'avoir le sentiment que le discours du Baron est caricatural. La Métaphysique du sexe est une exploration en 350 pages de cette différence, avec précisions, exemples, nuances, mais, si l'on reste complètement fermé à ses thèses de départ, le commentateur a de fortes chances de conforter à chaque extrait qu'il donnera cette vision négative des idées d'Evola.

Cette difficulté, qui n'est pas propre à la Métaphysique du sexe, mais qui me semble tout de même plus aiguë ici que pour d'autres livres, n'est pas rédhibitoire pour autant, nous l'allons montrer tout à l'heure. Mais avant cela, une petite digression.

Ce n'est pas un argument définitif, il s'en faut, mais une objection à ceux qui ne justifient l'existence des zigounettes et des pilou-pilous, i.e. des hommes et des femmes, que par la nécessité d'assurer la reproduction de l'espèce. Si tel était son but, Dame Nature ("(née Dieu)", ajoutait M.-É. Nabe, mais passons) s'est montrée peu économe de ses forces : on pourrait très bien imaginer une sorte de créature (je ne dis pas androgyne, car le concept d'androgynie se définit justement par une combinaison de caractères masculins et féminins, quelle que soit l'importance qualitative que l'on accorde à la définition de ces caractères, et ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici) qui ait à la fois la zigounette, le pilou-pilou et l'utérus qui va avec, ainsi qu'une paire de mamelles bien sûr - Dame Nature aurait mis ça au point si elle l'avait voulu - grâce à Dieu, c'est le cas de le dire, elle ne l'a pas voulu ainsi, même si les papa queer de notre époque s'emploient à réaliser ce qui semble être pour eux un idéal. (Ceci sans même évoquer notre ami(e) Buck Angel…)

Revenons à Evola, et essayons de vous faire partager l'intérêt que nous éprouvons pour ses thèses, à travers un exemple concret, celui des notions d'activité et de passivité (ce qu'au demeurant je vous avais récemment promis).

Evola commence par citer Havelock Ellis :

"La réticence apparente de la femme n'est pas destinée à inhiber l'activité sexuelle chez l'homme ou en elle-même, mais à l'accroître chez l'un et l'autre. Par conséquent, la passivité n'est pas réelle, mais apparente. (…) Une énergie intense se cache derrière cette passivité, une préoccupation toute concentrée sur le but à atteindre." (La coupure de moi, je ne sais pas si les italiques sont de Ellis ou de Evola.)

Puis enchaîne :

"Si, métaphysiquement, le masculin correspond au principe actif et le féminin au principe passif, il y a renversement de ces rapports dans tout le domaine de la sexualité courante, donc dans le domaine qu'on peut dire « naturel », où l'homme va rarement à la rencontre de la femme en tant que porteur effectif du pur principe de l'« être », émanation du pouvoir de l'Un, mais apparaît généralement comme celui qui subit la magie de la femme. Les rapports de fait, dans ce contexte, sont donc modifiés ; une formule de Titus Burckhardt les définit de manière prégnante : la femme est activement passive, l'homme est passivement actif. La qualité « activement passive » de la femme est source de son charme, et elle est activité au sens supérieur. Le langage courant y fait déjà allusion lorsqu'il dit d'une femme qu'elle est « attirante » : or l'attraction, c'est le pouvoir de l'aimant. La femme, à cet égard, est donc active, et l'homme passif. « On dit et l'on admet généralement que, dans la lutte pour l'amour, la femme est presque passive. Mais cette passivité est rien moins que réelle. C'est la passivité de l'aimant qui, en dépit de son immobilité apparente, entraine dans ses tourbillons le fer qui l'approche. » [A. Marro] La tradition extrême-orientale, qui a connu la conception de l'« agir sans agir » (wei-wu-wei), est aussi celle qui a su reconnaître ce point, dans le cadre d'un système social qui a pourtant été nettement androcratique : « Le Féminin, du fait de sa passivité, est toujours vainqueur du Masculin. »

[Lao-Tseu. Evola ajoute en note : "Reprenant les idées d'Aristote, Scot Erigène dira que « qui aime ou désire subit, qui est aimé est actif. »" Rappelons de notre côté, pour suggérer entre ces divers thèmes des rapprochements, mais sans y voir une stricte identité de visions, la phrase que M.-É. Nabe prête à DSK : "C'est le désir [en nous] qui est brutal, pas nous."]

Pour paradoxal que cela paraisse, si l'on veut parler de manière rigoureuse, donc conforme à l'étymologie du terme, c'est toujours l'homme qui est « séduit » ; son initiative active se réduit à l'approche d'un champ magnétique, dont il subira la force dès qu'il sera entré dans son orbite.

[Nouvelle note d'Evola : "La formule américaine qui dit que l'homme poursuit la femme jusqu'à ce que celle-ci l'attrape (the man chases the woman so long as she catches him) n'est pas seulement humoristique. Au sujet d'une certaine « violence » masculine, Viazzi n'a pas tort d'employer l'image de celui qui prendrait d'assaut un pénitencier, triomphant de la résistance des geôliers et des gardes, dans le seul but de pouvoir y être enfermé."]

Face à l'homme qui désire, donc face au simple besoin sexuel masculin, la femme a toujours une nette supériorité. (…)


verite-1960-01-g


Aussi bien l'homme priapique s'illusionne-t-il beaucoup lorsqu'il croit avoir « possédé » une femme et s'en vante, du simple fait que celle-ci a couché avec lui. Le plaisir que la femme éprouve à être « possédée » est un trait élémentaire, qui mérite à peine d'être rappelé : « elle n'est pas prise, mais accueille, et, dans l'accueil, elle gagne et absorbe. » (G. Pistoni) (…) Enfin, si l'on envisage sous l'angle psychologique le plus intime l'expérience de l'étreinte, on constate que la situation de l'« aimant » s'y répète très souvent : le fait est que l'homme (…) est essentiellement passif, en ce sens qu'il s'oublie, toute son attention étant irrésistiblement captée, comme dans une fascination, par les états psychophysiques qui apparaissent chez la femme dans l'étreinte, et plus spécialement par leurs effets sur la physionomie féminine (…) : et c'est cela précisément qui constitue l'aphrodisiaque le plus intense pour l'ivresse et l'orgasme de l'homme.

[Incise de AMG : ce dernier point doit être nuancé par un texte de Pierre Boutang, mais je ne vous surcharge pas aujourd'hui, d'autant qu'il s'agit d'une prose trop peu claire, qu'il faudra prendre le temps d'expliciter…

Evola évoque ensuite des représentations traditionnelles de ces rapports homme-femme, je reprends la retranscription au dernier exemple :
]

Le même thème réaffleure dans le symbolisme, d'inspiration kabbalistique, de la XIe lame des Tarots : la Force, représentée par une femme qui, sans difficulté, tient ouverte la gueule d'un lion furieux. Et chaque femme, en tant qu'elle participe de la « femme absolue » [i.e., du pôle métaphysique féminin, note de AMG], possède, dans une certaine mesure, cette force. L'homme la perçoit souvent, et, la plupart du temps, c'est en raison d'une surcompensation névrotique inconsciente du complexe, sinon d'angoisse, du moins d'infériorité qui en dérive, qu'il étale devant la femme une masculinité ostentatoire, qu'il se veut indifférent et même brutal et méprisant : toutes choses qui ne le font pas avancer d'un pas, bien au contraire, en ce qui concerne les rapports les plus subtils qui peuvent s'établir entre les sexes. Que la femme, en tant qu'individu, finisse souvent elle-même victime, sur le plan extérieur, matériel, sentimental et social, de cette force qu'elle utilise - d'où parfois une instinctive « peur d'aimer » -, cela ne change rien à la structure fondamentale de la situation." (pp. 219-221)


"Métaphysiquement, le masculin correspond au principe actif et le féminin au principe passif" : cette donnée fondamentale de l'analyse d'Evola, je ne vais pas la développer aujourd'hui. J'espère au moins que ce que vous venez de lire m'épargnera les commentaires caricaturaux sur l'activité et la passivité, de même d'ailleurs que sur les violences masculines (à toutes fins utiles, je précise que je n'ai pas encore écouté ce qu'Alain Soral a récemment mis en ligne sur le sujet). Je rappellerai pour finir l'importance de ces problèmes : si le don / contre-don est une matrice fondamentale des relations humaines, et personne à ma connaissance n'a jamais réfuté Mauss sur ce sujet, et si le sexe, c'est de la métaphysique, et personne à ma connaissance ne m'a jamais réfuté sur ce sujet, tout ce qui est de l'ordre de la « crise économique », qui est nécessairement une crise du don / contre-don, ne peut qu'avoir des rapports, certes pas nécessairement directs ou, à tout le moins, aisés à comprendre avec la crise du don / contre-don entre hommes et femmes. Celle-ci, pesanteurs « naturelles » aidant, est peut-être moins pressante que la crise dite économique, elle n'en existe pas moins, et ce n'est certainement pas l'identité de ceux qui refusent de la voir qui va me faire changer d'avis à ce niveau.


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