vendredi 20 janvier 2012

Sans titre et sans conclusion, mais avec plein de choses entre les deux.

C'est une sorte de pot-pourri que je vous livre aujourd'hui : une suite de variations sur les idées d'égalité et d'inégalité. Je les emprunte au livre de Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français (2004), dont je vous avais déjà retranscris un passage il y a quelques mois. Je viens de relire les notes que j'avais prises en découvrant ce livre, et il m'a semblé qu'à tout prendre vous en recopier l'essentiel pouvait être plus intéressant que de me concentrer sur un passage précis. En effet, en étudiant ce que fut en France, au fil du temps, la réception de l'oeuvre de Tocqueville, S. Audier est amené à rencontrer et retrouver nombre des problématiques qui de mon côté me travaillent, à dresser, en paraphrasant ou commentant les textes d'auteurs différents les uns des autres, une sorte de tableau des positions que l'on peut adopter vis-à-vis des notions d'égalité / inégalité, de démocratie, et, de façon plus ou moins explicite, de liberté.

La première fois que j'ai évoqué Serge Audier, c'était sur le ton de la défiance : je lui reprochai de schématiser la pensée de certains auteurs que je connaissais, et marquai que cela ne me donnait pas grande confiance en lui lorsqu'il m'en présentait d'autres que je n'avais jamais lus. Le fait est que son Tocqueville retrouvé m'a nettement moins gêné de ce point de vue - nous ne sommes pas dans le cadre d'une commande aux visées idéologiques évidentes, comme c'était le cas de La pensée anti-68. Cela ne m'empêche pas d'avoir des réserves sur certains points, notamment quant à la façon dont est présentée l'oeuvre de Dumont ; il est possible aussi que je me sois fais enfler lorsque S. Audier évoque des auteurs que je ne connais pas du tout et que je lui ai fait confiance : disons que l'ensemble du livre m'a semblé globalement assez sérieux pour que je lui accorde un crédit d'ordre général.

Dans ce qui suit, je lui laisse donc la main , me contentant d'indiquer quel auteur il cite, paraphrase ou commente. Je soulignerai quelques idées qui me plaisent plus particulièrement, les italiques étant de S. Audier ou des auteurs en question. - Vous connaissez déjà la plupart d'entre eux, à l'exception des « machiavéliens », ou « néo-machiavéliens » - bien sûr, vous les connaissez peut-être, et mieux que moi, mais je ne les ai jamais évoqués ici même : Pareto, Michels, Mosca. C'est pourtant d'eux, en qui Raymond Aron voit une « école », que nous allons partir. Je n'insiste pas sur les échos de ces idées dans notre actualité si actuelle.

"Pareto souligne que toute société est divisée entre une élite au sommet et une majorité à la base. De même, Michels entend démontrer que l'élite dirigeante, même en démocratie, exerce sa domination sur les masses. En somme, ces auteurs s'assignent la tâche de mettre en lumière de façon « scientifique » les formes persistantes d'inégalité et de domination que les discours officiels et les idéologies tendent toujours à recouvrir. A ce titre, l'école machiavélienne apporte une contribution majeure à la critique des idéologies ; elle invite à ne pas prendre à la lettre les justifications et les discours par lesquels les élites s'efforcent de légitimer leur domination. Si Aron n'hésite pas à évoquer (...) une école « machiavélienne », c'est également dans la mesure où la plupart de ces sociologues politiques accordent corrélativement une importance toute particulière au caractère agonistique des relations politiques et sociales. La pensée néo-machiavélienne, fidèle là encore à l'enseignement de Machiavel lui-même, est en effet centrée sur la thématique du conflit." (p. 88)

"Le mérite des machiavéliens est d'avoir toujours rappelé l'indépassable hiérarchie et division des rôles sociaux dans toute organisation - ce que Michels a appelé « la loi d'airain de l'oligarchie »." (p. 99)

Cette loi fonctionne bien sûr en démocratie, avec ou sans guillemets, et ce d'autant plus que ce régime a besoin, à côté des oligarques qui toujours (plus que jamais ?) dominent, d'une nouvelle classe dirigeante, qu'il la crée : du fait de l'idéologie officielle - droits de l'homme et du citoyen, liberté, etc. -, il ne peut fonctionner sans elle, il a besoin de cet intermédiaire supplémentaire par rapport aux autres régimes. En termes voyeristes, on dira que les politiciens, puisque c'est d'eux qu'il s'agit, ne créent pas le pal, mais le mettent eux-mêmes dans Popu, avec quelques paroles consolatrices ou « lubrifiantes » au passage. Serge Audier suit ici le commentaire par François Furet des thèses de l'historien de la fin du XIXe siècle Augustin Cochin :

"Au coeur de la conceptualisation de Cochin se trouvent donc « deux types de représentation et d'action de la société au niveau politique » : le type que Furet nomme « corporatif » ou d'Ancien Régime, et le type démocratique. Dans le cadre du premier, le pouvoir s'adresse à la nation, conçue comme un ensemble hiérarchique de « corps » multiples et hétérogènes. La société ne doit pas alors se modifier structurellement pour devenir un interlocuteur du pouvoir : si elle a bien des représentants naturels, qui reçoivent des mandats impératifs, elle n'a pas besoin de créer un personnel spécialisé dans ce que l'on appelle aujourd'hui « la politique ». Tout change avec le type démocratique. Dans ce cas, le pouvoir s'adresse à chaque individu, dépouillé de toute particularité empirique, dans la mesure où seul le vote constitue désormais cet individu abstrait en individu réel. De là, explique Furet, « la nécessité d'inventer le domaine de cette réalité nouvelle » - et qui sera précisément « la politique » - ainsi que « des spécialistes de ce domaine, de cette médiation », c'est-à-dire « les politiciens ». En effet, Cochin considère que le peuple, désormais réduit à une multiplicité d'individus abstraits et égaux, n'est plus capable d'activité autonome : « il est dépossédé de son rapport réel au monde social d'une part, et à ce titre privé d'intérêts particuliers et de compétence sur les questions débattues ; d'autre part, l'acte qui le constitue, le vote, est préparé et déterminé en dehors de lui : ce qu'on lui demande, c'est un assentiment ». Autrement dit, la politique, au sens précis que lui donne Cochin, est indissociable de la démocratie : elle est « une spécialité du consensus, mythiquement délivré de ses pesanteurs sociales »." (p. 149 : toutes les citations sont de Furet.)

La critique de Cochin "montre que si la démocratie pure, dans sa définition, consiste dans l'égalité des individus abstraits, elle se caractérise en revanche, dans la pratique réelle, par l'avènement d'un pouvoir séparé. De plus, Cochin estime que même lorsque, dans ce contexte, ces pouvoirs sont ceux d'un régime représentatif, autrement dit sont issus d'une compétition, c'est encore aux spécialistes de la politique et de la manipulation de « l'opinion » que revient l'organisation de cette compétition.

Il faut souligner qu'avec ce thème des minorités dirigeantes, on retrouve évidemment certaines des idées fondamentales de ceux que l'on a nommés, avec Burnham et Aron, les « machiavéliens ». Furet l'indique d'ailleurs très nettement, même s'il n'emploie pas cette terminologie, en rappelant que Cochin rencontre le courant de pensée illustré par Ostrogosrki ou Michels. Ce sont en effet ces présupposés théoriques qui sous-tendent manifestement la théorie du jacobinisme comme « Machine » à fabriquer du consensus - manipulation qui est comme l'envers de l'idéologie de la démocratie pure.

Ce dernier point n'a pas été relevé par les critiques les plus sévères de Furet, ce qui a manifestement nui à la compréhension de Penser la Révolution française. Persuadés que la référence à Cochin trahissait on ne peut plus clairement la sympathie éprouvée par Furet pour les thèses réactionnaires, ces critiques n'ont pas suffisamment perçu les enjeux théoriques de son entreprise. Car force est de constater que l'analyse de la « Machine » jacobine n'est pas seulement formulée par Cochin, mais se trouve aussi esquissée par un auteur comme Ostrogorski. Or, on sait que ce dernier est un libéral progressiste, farouchement hostile à tout forme de pensée réactionnaire. En vérité, si Ostrogorski avait prolongé sa critique du jacobinisme seulement ébauchée dans La démocratie et les partis politiques, il aurait pu, pour une large part, rendre à la démonstration de Furet les mêmes services de Cochin - ce qui aurait évité bien des malentendus prévisibles." (pp. 150-151)

Entre deux auteurs qui disent à peu près la même chose, citez celui qui est marqué à gauche, vous aurez moins d'ennuis… Ceci dit, l'auteur de La pensée anti-68 n'est pas tout à fait le mieux placé pour donner des leçons, lui qui « oublie », dans sa présentation de l'oeuvre de Cochin (p. 147 n.), de signaler les éditions que l'on doit à la Nouvelle Droite et aux éditions Copernic à la fin des années 70 - alors même que les publications des textes de Cochin ne sont pas légion, c'est peu de le dire.

Passons ! Et passons à un auteur « démocrate », Claude Lefort, paraphrasé ici par S. Audier :

"La reconnaissance socialement instituée de la liberté individuelle comme droit de l'homme marque une rupture capitale que l'on chercherait en vain à effacer en rappelant que certains individus étaient déjà libres dans le passé - comme si la différence entre la société aristocratique et la société démocratique n'était à cet égard qu'une différence de degré. En vérité, l'indépendance individuelle prend un tout autre sens selon qu'elle s'inscrit dans une configuration démocratique - où elle est reconnue comme un droit de l'homme en tant que tel - ou dans une configuration aristocratique. (…)

L'enjeu de l'interprétation est de montrer que la démocratie, loin de n'être qu'un régime parmi d'autres, constitue une rupture capitale, car avec elle uniquement s'élabore une nouvelle idée de l'Humanité et de l'homme comme d'un être sans déterminations." (pp. 173-74)

- vous l'aurez compris, la thèse de Lefort veut en fait dire la même chose que certaines interprétations « réactionnaires » : il y a une rupture dans l'histoire, point barre, et cette rupture se fait sur la question de la détermination. Et on ne peut plus revenir en arrière, soit qu'ont ait atteint la juste idée de l'homme (ce qu'écrit Lefort juste après), soit qu'on ait cassé un modèle qu'il est devenu impossible de réparer.

Lefort enchaîne :

"« [L]es droits de l'homme marquent une désintrication du droit et du pouvoir. Le droit et le pouvoir ne se condensent plus au même pôle. Pour qu'il soit légitime, le pouvoir doit désormais être conforme au droit, et, de celui-ci, il ne détient pas le principe ».

Ainsi, le caractère inédit de la démocratie moderne réside ultimement dans ce que Lefort appelle « la dissolution des repères de la certitude ». Que la loi ne se fonde plus sur un garant ultime ne signifie certes pas qu'elle ait perdu sa transcendance, qu'elle soit désormais immanente à l'ordre du monde et donc rabattue dans la sphère du pouvoir. La rupture réside au contraire en ce que la loi n'est plus désormais indiscutable, mais peut faire l'objet d'un débat incessant, rendu possible précisément par la désintrication des sphères de la loi, du pouvoir et du savoir. On ne doit donc pas se contenter de définir la spécificité de la démocratie par le fait que celle-ci est un régime réglé par des lois. La démocratie en effet ne se définit pas seulement par la notion d'un pouvoir légitime, mais, plus profondément, par l'idée d'un « régime fondé sur la légitimité d'un débat sur le légitime et l'illégitime - débat nécessairement sans garant et sans terme »." (pp. 205-206)

"« Peu importent tous les moyens mis en oeuvre par l'idéologie dominante pour imposer les nouveaux critères de jugement social ; quelle que soit leur efficacité, ils ne peuvent effacer définitivement l'ouvrage de la révolution démocratique, c'est-à-dire la destruction des fondements de la légitimité et de la vérité. Quand il est défini comme indépendant, l'individu n'échange pas, comme semble le supposer Tocqueville, une certitude contre une autre - celle qui dériverait à présent de son autonomie ou bien, à l'inverse, l'arrimerait au pouvoir de l'opinion ou à celui de la science. Il est voué à demeurer sourdement travaillé par l'incertitude ». (…) C'est sans doute pour Lefort cette expérience d'une indétermination fondamentale qui définit le mieux la condition de l'individu démocratique." (p. 209)

On croirait lire du Maurras ! A ceci près, donc, que ce qui consternait le fondateur de l'Action française est ce qui séduit Claude Lefort. L'« individu démocratique » vit peut-être (plus pour longtemps !) dans le confort matériel, il baigne surtout dans l'inconfort spirituel, il est fondamentalement inquiet.

Ne nous attardons pas sur cette inquiétude, que donc on peut valoriser positivement (remise en question et émancipations, ou tentatives d'émancipation, perpétuelles) ou négativement (absence de sens global à partir duquel orienter sa vie), notons que ceci rejoint une de nos vieilles thèses selon laquelle la modernité inclut dans sa définition même, consciemment ou pas, une part de nostalgie de ce qui l'a précédée, et essayons d'envisager comment concilier cette vision de l'histoire fondée sur l'importance de la rupture instaurée par la démocratie, et la persistance malgré cette rupture de « la loi d'airain de l'oligarchie ».

« Malgré » : Maurras écrivait « à cause de » - la démocratie est précisément le régime qui permet à l'oligarchie de s'exprimer le mieux, i. e. d'enculer à tout va, les garde-fous qu'étaient les corps intermédiaires mis en place par les sociétés traditionnelles ayant disparu. La réponse de Serge Audier, dont par ailleurs l'un des centres d'intérêt est la pensée politique de certains auteurs du début de la IIIe République, comme H. Michel ou C. Bouglé, ne se situe pas, on s'en doute, dans la même optique. Écoutons-le :

"Cette démarche s'efforçant de tenir ensemble, au sein d'une dialectique ouverte, d'une part le meilleur de la tradition tocquevillienne (développée auparavant, de manière exemplaire, par Michel et Bouglé) et, d'autre part, ce qui demeure valide dans la tradition « machiavélienne », dont on a souligné qu'elle était en grande partie « anti-tocquevillienne » (notamment chez Mosca, Pareto et Michels), permet d'éviter deux impasses majeures interdisant la compréhension des sociétés modernes dans leur complexité. La première impasse consiste à adhérer naïvement à la thèse égalitaire, en occultant la permanence des inégalités de tous ordres, si bien mises en évidence par les « machiavéliens » - occultation qui risque, en outre, de contribuer à renforcer encore considérablement celles-ci. La seconde impasse consiste, tout au contraire, à prétendre subvertir « l'idéologie égalitaire » des démocraties modernes, en optant pour une perspective radicalement machiavélienne et résolument anti-tocquevillienne, comme c'est le cas de ce que l'on pourrait appeler le néo-machiavélisme post-marxiste de Pierre Bourdieu. Or, non seulement une perspective « réaliste » de ce type conduit à dissimuler le travail considérable de transformation effective des sociétés modernes - certes encore très insuffisant et partiel - qui s'est accompli précisément au nom des idéaux égalitaires, mais encore elle tend à occulter la question proprement politique de la réalisation de ces idéaux. De fait, si cette réalisation est problématique, ce n'est pas seulement en raison de la résistance, bien réelle, que continuent de lui opposer certains groupes dominants ; c'est aussi parce qu'il n'y a pas de réponse évidente à celle-ci. Le problème de la concrétisation des idéaux démocratiques susciterait bien évidemment encore des difficultés et des interrogations, quand bien même, par hypothèse, les individus ne seraient pas mus, comme nous l'ont enseigné les machiavéliens, par le désir de conquérir le pouvoir et d'accéder dans tous les domaines à des positions hégémoniques." (pp. 307-308)

Un disciple de Bourdieu contestera le diagnostic sur son maître ; un maurassien crachera avec mépris sur un tel raisonnement. Il me semble qu'au sein de ses propres options théoriques et politiques S. Audier a le mérite d'une certaine cohérence. Mais cela m'intéresse moins de discuter sa position en tant que telle que d'essayer de vous en faire comprendre la logique et les aboutissants. Dans un texte vieux de cinq ans, sur lequel je vais bientôt revenir, j'écrivais :

"L'idéal serait d'établir une typologie des idées politiques contemporaines, ou plutôt vivantes, un tableau d'ensemble clair, dans lequel chacun pourrait retrouver les points où ses propres idées correspondent ou non à celles de tel ou tel. Nous n'en sommes pas là !"

C'est dans cette même optique que je vous présente aujourd'hui toutes ces thèses. - Quoi qu'il en soit, la thèse, justement, de S. Audier serait de ma part incomplètement retranscrite si l'on ne faisait pas intervenir l'idée de conflit. Elle est ici tout à fait centrale, puisque si la modernité revient à tout remettre perpétuellement en question, il est bien clair que cela ne va pas se faire dans la concorde et l'harmonie. Je me permets ici une assez longue citation :

"De plus, Tocqueville n'accorde pas un rôle seulement instrumental à la participation politique : celle-ci ne se réduit pas au statut de moyen permettant la préservation de la liberté négative [les « libertés fondamentales », la sécurité, etc., note de AMG.] - même s'il s'agit là, bien sûr, d'un point capital - car elle est aussi un mode d'accomplissement personnel permettant à chacun d'affirmer sa dignité. En outre, tandis que Constant se situe en partie à distance, de manière explicite, de l'héritage de Montesquieu, Tocqueville au contraire manifeste de manière beaucoup plus significative sa fidélité à un tel héritage.

On touche là sans doute, avec la dette contractée à l'égard de Montesquieu, une des caractéristiques centrales de la pensée politique de Tocqueville, qui permet de montrer les limites des interprétations qui situeraient celle-ci ou bien dans une filiation strictement « républicaine » à la façon de Rousseau, ou bien dans une filiation libérale-individualiste à la manière de Constant, ou bien au confluent des deux. Car l'un des traits les plus spécifiques de la pensée tocquevillienne réside dans la façon dont elle décrit la démocratie comme une société politique effervescente, mobile, turbulente, et à certains égards conflictuelle - même si c'est dans le cadre d'un consensus généralisé autour des grandes institutions et des principes fondamentaux de l'organisation politique et sociale. On se rappelle en effet comment, contre les libéraux de son temps (notamment Guizot), Tocqueville soutient qu'il ne faut pas prendre peur devant le développement des associations politiques. Critiquant les esprits craintifs qui voudraient limiter la liberté d'association aux seules associations civiles, Tocqueville explique que c'est « en jouissant d'une liberté dangereuse que les Américains apprennent l'art de rendre les périls de la liberté moins grands ». (…) On peut se demander si, par cette façon de concevoir la démocratie, à distance du libéralisme conservateur de son époque, comme une aventure risquée qui, dans ce risque même, trouve des ressources pour éviter d'autres risques, Tocqueville ne rejoint pas pour une large part l'inspiration la plus profonde de Montesquieu. De fait, la société d'un peuple libre telle que la dépeint l'auteur de De l'esprit des lois, loin d'être ordonnée en tous points et entièrement pacifiée, est une société vivante, agitée, vouée aux divisions et aux turbulences. Au demeurant, il est à remarquer que ce libéralisme politique, qui ne se réduit pas seulement à un ensemble de dispositifs institutionnels destinés à la défense de l'individu - aussi nécessaires soient-ils - mais qui s'efforce de dessiner les traits d'une société toujours en mouvement par ses désaccords et ses conflits, trouve à son tour une de ses racines dans le républicanisme machiavélien. C'est en effet chez Machiavel qu'apparaît l'idée fondamentale, si profondément subversive à l'égard de la théorie républicaine classique, qu'il ne faut pas condamner les tumultes, les divisions et les conflits, dans la mesure où ceux-ci peuvent être source de liberté - thème que Montesquieu [et J.-P. Voyer, avec la phrase de Montesquieu qui ouvre Hécatombe…] reprendra à son compte dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. (…)

A son tour, Tocqueville prolonge donc sur certains points cette tradition du libéralisme conflictuel-pluraliste de Montesquieu, que l'on pourrait qualifier, de ce point de vue, de libéralisme post-machiavélien, afin d'en cerner la spécificité au sein de l'histoire du libéralisme européen, et de le différencier de la tradition lockéenne. De Machiavel à Montesquieu jusqu'à Tocqueville s'affirme en effet un courant de pensée politique spécifique qui rejette la visée d'une organisation parfaite supposée définitivement stabiliser le conflit et le consensus. Contre une longue tradition valorisant avant tout la concorde et l'harmonie, Machiavel, Montesquieu, et à certains égards Tocqueville, montrent, sous des modalités bien sûr tout à fait différentes, qu'il ne faut pas repousser nécessairement la division et la désunion sous prétexte qu'elles risquent de dégénérer en anarchie. Certes, il y a bien chez Tocqueville, ainsi que l'a parfaitement montré Gauchet, une forte valorisation de l'ordre et du consensus, comme d'ailleurs chez la plupart des ses contemporains, y compris parmi les républicains. Mais cette valorisation n'est pas contradictoire, dans la pensée tocquevillienne, avec l'idée fondamentale selon laquelle ce qui menace le plus les sociétés démocratiques, et qui risque de les conduire vers une nouvelle forme de despotisme, ce n'est pas l'effervescence suscitée par les initiatives multiples et désordonnées des citoyens dans les diverses associations civiles et politiques, mais, tout au contraire, l'ordre et la paix provoqués par l'apathie des individus repliés sur leur domaine privé." (pp. 311-313)

Et, histoire que tout cela soit clair, voici une nouvelle couche, S. Audier étudiant un article de M. Gauchet, "Tocqueville, l'Amérique et nous" (1980) :

"Pour Gauchet, le conflit a été à la fois un corrélat et un agent majeur de l'égalité : « l'antagonisme des classes est l'un des facteurs qui ont le plus décisivement contribué à l'égalisation des conditions, l'opposition frontale des hommes et des groupes sociaux est une dimension inséparable de la substitution de l'individu à la hiérarchie, le conflit collectif est, en dépit des apparences, puissance intégrative, force instituante auxquelles il a fallu faire face dans le système politique ». C'est en effet dans une société où le principe de l'égalité des conditions est devenu un principe dominant que la division des classes a trouvé une légitimité au moins implicite, lui permettant de surmonter la sacralisation, propre aux sociétés traditionnelles, de l'unité et de la paix civile : « pas d'égalité en effet sans un heurt avec l'autre, inscrit dans la logique même qui me le donne pour irréfragablement identique, et obligeant à le reconnaître pour indiscutablement même, toujours, par-delà une divergence de positions, et point accidentelle, mais tenant à l'ordre du monde où il nous faut coexister. »

De ce point de vue là (…), la différence d'approche avec Dumont est considérable. En effet, pour Dumont, comme pour Guénon, la relation à l'autre ne doit pas passer par le conflit, mais par la reconnaissance des différences. Autrement dit, reconnaître l'autre en tant qu'autre - au lieu de supprimer sa différence par un égalitarisme absolu - implique un mode de compréhension hiérarchique, au sens précis que Dumont donne à ce terme [1]. Dans une telle perspective, le conflit ne saurait rendre possible la relation à l'autre en tant qu'autre. Au reste, Dumont est parfaitement conscient de cette divergence d'avec Gauchet, comme en atteste sa critique explicitement adressée aux thèses développées dans « Tocqueville, l'Amérique et nous » : « il faut donc dire, en gros, qu'il y a deux voies pour reconnaître en quelque façon l'Autre : la hiérarchie et le conflit. Maintenant, que le conflit soit inévitable et peut-être nécessaire est une chose, et le poser comme idée ou comme "valeur opératoire", en est une autre, même si c'est en accord avec la tendance moderne : Max Weber lui-même n'accordait-il pas plus de crédibilité à la guerre qu'à la paix ? »." (pp. 261-62)

Commentons brièvement. Il y a ici trois niveaux différents :

- l'importance du conflit en régime démocratique. Importance essentielle : Lefort (on discute de tout) + Tocqueville (l'individu moderne ne peut trouver une forme de dignité qu'en s'associant à certaines luttes). Importance aussi parce que mode d'action de la démocratie. C'est ici Marcel Gauchet qui tombe « d'accord » avec Maurras, selon le même modèle que j'ai utilisé plus haut pour Lefort : on se bat plus facilement avec des « égaux » qu'avec des « supérieurs », et ce n'est pas un hasard si le concept de lutte des classes est apparu après la Révolution française, quand bien même Marx l'aurait voulu au moins en grande partie clé de l'histoire universelle [2]. Cela correspond à la zizanie, à l'« anarchie », la désunion modernes critiquées par Maurras ;

- c'est ici qu'il ne faut pas se tromper. Lorsque S. Audier paraphrase Tocqueville, lequel voyait "la démocratie comme une société politique effervescente, mobile, turbulente, et à certains égards conflictuelle - même si c'est dans le cadre d'un consensus généralisé autour des grandes institutions et des principes fondamentaux de l'organisation politique et sociale", il énonce, relativement à la démocratie, une phrase qui vaut tout autant pour l'Ancien Régime. C'est quelque chose que j'écrivais dans le texte sur Alain Brossat déjà évoqué : la communauté traditionnelle, ce n'est pas l'absence de conflit, loin s'en faut, et Maurras d'ailleurs le savait très bien. La différence entre tradition et modernité ne se fait pas de ce point de vue. Elle se fait sur la valeur de vérité potentielle que l'on accorde au conflit. En société traditionnelle, le conflit est effet inévitable des imperfections du système autant que reflet des heurts des ambitions individuelles. En modernité, il peut avoir valeur heuristique, révéler des choses, que ce soit sur les dominants ou sur leurs arrière-pensées, etc. Dans les deux cas il se fait sur font de "consensus généralisé autour des grandes institutions et des principes fondamentaux de l'organisation politique et sociale", essayez d'être royaliste de nos jours… La crainte d'un Maurras était que le conflit en démocratie ne s'arrête jamais, qu'il ne puisse y avoir de consensus généralisé sur quelques principes fondamentaux : c'est prendre au mot et au sérieux l'idée de Lefort selon laquelle la démocratie est "la destruction des fondements de la légitimité et de la vérité" ;

- de ce fait, on serait tenté d'écrire qu'il faut surtout bien choisir ces conflits, mais cet énoncé est bien trop général, car on ne peut présupposer par avance de la valeur heuristique de telle ou telle disputatio. Tout au plus peut-on souscrire à l'état d'esprit de Dumont et rappeler que le conflit n'est pas nécessairement, en soi et quel qu'il soit, producteur de vérités : il peut être « valeur opératoire » mais ne l'est pas nécessairement. Que le riche ou le dominant ait tendance à dissimuler les conflits réels et la persistance de la « loi d'airain de l'oligarchie » sous une phraséologie d'apparence modérée ne signifie pas qu'il faille fétichiser le concept de conflit.

Le cas de Dumont m'intéresse d'ailleurs de ce point de vue, car il y a parfois, notamment, je l'ai écrit au début de ce texte, dans la façon dont Serge Audier le présente, comme une confusion entre ce qu'ont pu être ses préférences individuelles, sa fascination pour les sociétés traditionnelles, l'influence de Guénon sur sa vie et son oeuvre, etc., et ce que l'on peut ressentir à la lecture de ses livres. J'ai certes peut-être été naïf lorsque j'ai découvert Homo hierarchicus - j'ignorais alors cet arrière-plan guénonien - mais j'y ai trouvé une société (la société indienne traditionnelle) pleine de nombreux conflits, pleine de vie.


Peut-être peut-on trouver une « solution », à tout le moins un axe de recherche, dans la filiation Machiavel - Montesquieu - Tocqueville évoquée par Serge Audier, filiation qui aurait au moins l'intérêt de nous sortir quelque peu du schéma tradition / modernité. Une autre fois ?








[1]
"J'appelle opposition hiérarchique l'opposition entre un ensemble (et plus particulièrement un tout) et un élément de cet ensemble (ou de ce tout) ; l'élément n'est pas nécessairement simple, ce peut être un sous-ensemble. Cette opposition s'analyse logiquement en deux aspects partiels contradictoires : d'une part l'élément est identique à l'ensemble en tant qu'il en fait partie (un vertébré est un animal), de l'autre il y a différence ou plus strictement contrariété (un vertébré n'est pas - seulement - un animal, un animal n'est pas - nécessairement - un vertébré). Cette double relation, d'identité et de contrariété, est plus stricte dans le cas d'un tout véritable que dans celui d'un ensemble plus ou moins arbitraire. Elle constitue un scandale logique, ce qui d'une part explique sa défaveur, de l'autre fait son intérêt : toute relation d'un élément à l'ensemble dont il fait partie introduit la hiérarchie et est logiquement irrecevable. Essentiellement la hiérarchie est englobement du contraire." (L. Dumont, je vous l'avais cité ici.)



[2]
J'évoque la lutte des classes du point de vue du prolétaire, mais ceci est vrai aussi du point de vue du riche. L'aristocrate de l'Ancien Régime peut à l'occasion prendre son pied à humilier un roturier, il n'a en règle générale pas besoin de l'abaisser encore en-dessous du niveau que celui-ci occupe, car cet aristocrate sait qu'il y a une grande différence entre eux deux. Le riche actuel est au contraire conscient, et c'est pour lui douloureux, que rien au fond ne le sépare du pauvre - d'où, entre autres causes, qu'il veuille à tout prix s'en éloigner le plus possible, qu'il ne s'en sente jamais assez loin. - Façon de revenir à la si juste phrase de Warren Buffet : "La lutte des classes existe toujours, mais il n'y a plus que les riches qui la font." (cité de mémoire.)

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