jeudi 2 février 2012

Mon logos dans ton cul.

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(Quelques ajouts et compléments le 4.02.)


Soral-Nabe, épisode 25… Je découvre avant de commencer à rédiger ce qui suit les remarques de Laurent James, relatives aux aspects proprement politiques de la question, remarques que pour l'essentiel je partage. - C'est quelque chose que j'avais déjà remarqué, sans que cela me gêne trop, chez A. Soral : à force de vouloir ne pas être dupe, à force de toujours vouloir avoir une longueur d'avance sur l'adversaire (ou sur ses rivaux dans le champ de la contestation anti-système, comme dirait Bourdieu…), on prend le risque de ne jamais se tromper, on prend le risque de ne jamais prendre le risque de se tromper : en fait, on se met dans une situation où l'on n'aura jamais raison - même si, éventuellement, on avait raison. Comme l'écrivait en substance J.-P. Voyer, seul celui qui a prouvé qu'il était capable d'être méchant peut (éventuellement) être qualifié de gentil : seul celui qui prend le risque de se tromper peut (éventuellement) avoir raison.

Comme me semble-t-il Laurent James, lorsque j'écris ceci, je vise A. Soral et plus que lui : je critique surtout des tendances, des virtualités, des conséquences sur les soraliens - si A. S. était toujours justiciable de telles remarques, j'arrêterais de le suivre, tout simplement.

En revanche, le point sur lequel je voulais apporter ma petite pierre au débat concerne effectivement Alain Soral lui-même. Laurent James l'évoque en passant : "Seul un écrivain a le droit de mépriser le style d’un autre écrivain.", écrit-il en une phrase qui a plus l'air de s'appliquer aux soraliens du net qu'à A. S. lui-même - mais que je lui appliquerais quant à moi volontiers. Dans le dernier entretien du président, celui-ci reproche en effet à M.-É. Nabe, s'il voulait écrire un roman sulfureux, de ne pas s'être intéressé aux réseaux pédophiles de l'oligarchie, plutôt que d'aller en quelque sorte cracher sur la tombe, ou du moins tirer sur l'ambulance, de quelqu'un qui se contentait de « tirer des putes ».

Oublions que dans l'affaire DSK (que d'initiales !…) il ne s'agit pas de tirer une pute, mais d'un possible viol, il n'en reste pas moins que A. Soral dit ici une belle connerie. Pour le démontrer, il faut préciser tout de suite que d'un côté le « président » a quelques carences dans la compréhension de la littérature, et que, d'un autre côté (qui, en fait, est justement le même), son partage binaire entre lui le citoyen politique actif et « Nabe-le-littéraire », est tout simplement faux. Pas tant le concernant lui, Alain Soral, mais relativement aux bons écrivains en général, et en l'occurrence Marc-Édouard Nabe. Soyons clairs : si l'on se contente de dire qu'A. Soral n'a pas assez bien compris ce qu'était la littérature (ce que, soit dit en passant, certaines remarques ridicules sur Proust il y a quelques mois tendaient à montrer, je lui garde un chien de ma chienne depuis…), on prend le risque d'accréditer le dispositif que le chef d'E&R a mis en place, qui vise à rejeter MEN et autres dans l'abstraction littéraire-bourgeoise, et donc de s'entendre répondre que oui, bien sûr, il ne s'agit pas d'être « littéraire », que c'est dépassé, mais d'être efficace, en prise sur la réalité, etc.

(Ajout le 4.02. Je reviens sur cette question de l'appréhension littéraire ou romanesque du monde comme « dépassée » en fin de texte.)

Est-il possible d'écrire une grande oeuvre littéraire sur les réseaux pédophiles de l'oligarchie ? A priori, pourquoi pas, impossible n'est pas littérature. Est-ce que ça a déjà été fait ? Pas à ma connaissance - on ne va tout de même pas ranger Sade dans cette catégorie, et même si on le faisait ça ne donnerait pas un corpus très étendu. Prenons le problème par le versant de L'enculé : il me semble que ce qui a intéressé MEN dans cette histoire est la thématique du désir, de sa force - de sa violence - qu'est-ce, pour une femme surtout, de consentir au désir de l'autre ? Séduction, consentement, effraction, viol, où sont les frontières ? Thématique classique, qui dans l'affaire DSK s'est doublée d'un déballage pour le moins retentissant. Sans doute est-ce justement cette rencontre entre l'intimité des pulsions et le retentissement mondial des faits qui a donné naissance au projet de L'enculé. D'où, j'ai déjà insisté sur cette idée à la lecture du livre comme plus récemment, les liens intéressants et ambigus entre l'auteur et le narrateur-personnage principal du roman - ambiguïté qui semble passer au-dessus de la tête d'A. Soral ou en tout cas lui sembler de peu d'intérêt.

(Ajout le 4.02. Ce paragraphe est assez alambiqué. Ceci est peut-être en partie dû au fait que je n'y ai pas pris la peine de rappeler une évidence, à savoir que si ce qu'Alain Soral demande est un roman dénonciateur, pour montrer la méchanceté de tous ces salauds de riches en train d'enculer des gamins, la question d'un éventuel bon roman ne se pose même pas. - Si Marc-Édouard Nabe, ou un autre (qui, d'ailleurs ?), se mettait en tête d'écrire un livre qui prend comme point de départ les réseaux de ce type, il pourrait certes en montrer l'horreur, ou, reprenons un terme utilisé par A.S., le satanisme, mais pour que son roman ait un sens, il lui faudrait aussi, à un moment, faire descendre la grâce sur l'un de ses personnages...)

A contrario, on voit bien qu'un livre sur les réseaux pédophiles, étant donné le caractère forcé des relations en telles circonstances, serait potentiellement moins riche d'humanité. Ce n'est pas que toute séduction ou toute forme de relation un tant soit peu humaine soit nécessairement exclue même dans un tel cadre (où l'on retrouve d'ailleurs, toutes choses égales d'ailleurs, Eyes wide shut et la gentille fille qui sauve Tom Cruise), c'est qu'elle a moins de chances de s'y trouver dans ce contexte de relations forcées, avec des mineurs qui plus est, qu'au surplus la portée d'une affaire comme celle de DSK est liée au fait simple que tout mâle peut se demander ce qu'il ferait en se trouvant dans une situation analogue à celle du patron du FMI au sortir de la douche, alors qu'en règle générale on ne s'identifie pas à Jack L. ou Philippe D.-B. en train de participer à une partouze au Maghreb et encore moins de s'y faire « poisser »… - Je le répète, à grande littérature rien d'impossible, on peut peut-être écrire un grand roman sur un tel sujet, mais d'une part la matière humaine y est a priori moins riche, d'autre part et surtout, pour la rendre riche, ou pour en tirer la richesse qu'elle contient tout de même, on risque fort d'humaniser les protagonistes, ce qui déplairait sans doute à Alain Soral…

Plus généralement, ce que ne dit pas ou ne voit pas celui-ci, c'est que ce que la bonne littérature, bourgeoise ou pas, fait, c'est donner à mieux comprendre la réalité - d'où que son partage entre lui et les « littéraires » ne tienne pas -, mais qu'elle le fait par ses moyens propres et, le plus souvent, par le biais de constructions morales complexes - d'où que ce partage ne soit pas non plus complètement insensé. Je ne cherche pas d'ailleurs ici à faire à A. Soral ce qu'il fait à M.-É. Nabe et à le rejeter dans un camp séparé, qui serait celui de la simplicité voire du simplisme. Je tiens qu'il est ridicule de mettre la littérature hors du monde, alors que la bonne littérature est un formidable outil de meilleure compréhension du monde. Ce qui n'empêche pas du tout de grands écrivains de dire et écrire des conneries sur l'actualité, là n'est pas le problème.

Dit autrement : vous en apprendrez toujours plus sur le monde actuel (et, d'ailleurs, sur les réseaux pédophiles…) en lisant la Recherche qu'en regardant une vidéo d'Alain Soral, toute intéressante (et drôle) qu'elle puisse être. La grande littérature n'a de leçons de réalité à recevoir de personne. Mais elle a des moyens de compréhension et de présentation de cette réalité qui sont les siens, et que nul n'est obligé d'adopter ou d'utiliser.

- Ce sont là des généralités, en réponse à des remarques d'Alain Soral qui me paraissaient impliquer des présupposés eux-mêmes d'ordre général. Pour finir, j'oserais une hypothèse plus précise, une piste d'interprétation du différent Soral/Nabe. Disons que c'est une façon nabienne d'interpréter ce conflit, en tout cas de l'aborder. "Un seul métier est compatible avec une sexualité débridée chez un homme : celui d'artiste. En tant qu'artiste, on peut ne rien s'empêcher sexuellement, cette liberté profite toujours à l'Art", déclare MEN dans son interview à Hot Vidéo. Ce n'est pas nécessairement complètement vrai, ou du moins peut-être est-ce surtout une manière de dire que l'artiste, dans les divers modes d'appréhension, de compréhension et de connaissance du monde auquel tout un chacun peut avoir recours, donne une large part à l'appréhension, la compréhension, la connaissance du monde par le sexe. Il est parfaitement évident que ce n'est pas le cas d'Alain Soral - ce qui, je le précise pour ne pas le vexer ni ses fans, ne signifie pas qu'il ne baise pas, ou pas assez. Dans sa jeunesse, il semble avoir appris à connaître le monde notamment par ce biais. Mais, pour sa façon de travailler actuelle, cet angle de vue est bien mineur, et cela pourrait permettre d'expliquer en partie les divergences avec MEN, que ce soit sur DSK, qui est pure extériorité pour A. Soral alors que l'auteur de L'enculé a quelque empathie vis-à-vis de lui, ou au sujet du 11 septembre et de sa force dramatique, voire charnelle. Il ne s'agit pas de faire revenir par la fenêtre la dichotomie concret / abstrait que j'ai chassée précédemment par la porte : simplement, de même que l'on a coutume de dire qu'il n'y a pas que le cul dans la vie - ce qui est vrai, mais me semble de moins en moins vrai au fil du temps… -, on peut dire que même en matière de raisonnement, de connaissance et de démonstration, il n'y a pas que le logos, terme cher à A. Soral, dans la vie.

Bonne bourre à tous !



Ajout le 04.02. Ainsi que le me signale un lecteur en commentaire, certaines des idées générales que je rappelle ici ne sont non seulement pas inconnues à Alain Soral, mais il a pu les exprimer lui-même (quoique l'exemple de Balzac / Marx soit justiciable d'une discussion à part, mais passons). Je suis par ailleurs aussi conscient que d'autres de ce que les déclarations qui m'ont agacé ne sont pas du « meilleur Soral ». Après avoir montré en quoi elles étaient des conneries, je peux donc me faire en quelque sorte l'avocat d'A.S. contre lui-même, et ré-exprimer, en suivant certaines de ses formulations, son idée : ce qui était possible pour le romancier à une époque ne l'est plus. Si, justement, il n'y a pas si longtemps il était aussi simple, voire plus productif, de lire Balzac que Marx, maintenant le roman ne peut plus rendre compte de la réalité, maintenant, en gros, il vaut mieux lire Soral que Nabe si l'on veut comprendre quelque chose au monde.

Il y a dans ce diagnostic (assez répandu par ailleurs, ceci dit sans critique) deux vérités. Une vérité d'ordre pratique : le grand roman sur le monde d'aujourd'hui n'est pas écrit, j'entends par là le roman qui dit, peut-être pas la vérité, mais une vérité assez forte sur ce monde pour être largement reconnue par un important public. Et une vérité d'ordre théorique : en période pré-révolutionnaire ou pré-apocalyptique comme la nôtre, les grandes oeuvres artistiques se font plus rares. Balzac écrit justement une fois la Révolution finie et bien finie, Faulkner vient bien après la guerre de Sécession, le grand roman que je viens d'évoquer sera peut-être écrit dans vingt ans... De là à en conclure qu'il y a mieux à faire qu'à écrire des romans si l'on veut comprendre le monde ou agir sur lui, il y a un pas pratique que chacun est libre de franchir pour lui-même, mais aussi un pas théorique qu'il serait en revanche plus intelligent je pense de ne pas effectuer.

Revenons à M.-É. Nabe : pour écrire un roman d'ordre général sur les années 2000 et décrire ce à quoi ressemble Paris en 2010, il doit se mettre dans la peau de quelqu'un qui arrête d'écrire... C'est un cas extrême peut-être, il est par ailleurs loisible de discuter sur la réussite globale de l'entreprise, mais c'est une réponse de romancier, et, j'insiste, une réponse comme les romanciers en ont apportées en nombre depuis que le roman existe. C'est précisément lorsque l'on équivaut le roman au roman balzacien que l'on peut décréter que le roman est fini, « dépassé », etc. C'est au contraire un des intérêts des romans de MEN de chercher d'autres pistes. Dans Alain Zannini, les années 90 de la capitale étaient en grande partie vues par le prisme de la chatte des conquêtes féminines de l'auteur-narrateur (dialogues avec des vagins plutôt que monologues du vagin, somme toute), à travers un jeu complexe entre réalité et fiction.

Encore une fois, MEN ne fait ici, avec ses hantises propres, qu'affronter une difficulté qu'ont rencontrée à peu près tous les romanciers depuis qu'il y a des romans, à l'exception peut-être, justement, de ceux qui viennent immédiatement après Balzac et se coulent dans la forme qu'il a mise au point. L'idée qu'il y a mieux à faire qu'écrire des romans - parce que, finalement, c'est un genre mineur, que ce soit par rapport à la poésie ou par rapport à la politique - est aussi vieille que le roman, et est d'ailleurs justifiée en permanence par la médiocrité de la plupart des romans, éventuellement « néo-proustiens », comme le dit Alain Soral dans la vidéo que l'on m'a signalée. Ce n'est même pas une idée fausse : on pourrait même dire que c'est une idée périodiquement vraie - à Cervantès, Proust ou Céline près, en quelque sorte.

En ce point on pourrait revenir au rôle de la sexualité de l'écrivain. Ce sera pour une autre fois !

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