dimanche 29 avril 2012

Déjà Sarkozy perçait sous de Gaulle... (Ajout le lendemain.)

Le texte de M. Maso sur Nicolas Sarkozy, par-delà ce que l'on peut en penser, aura au moins eu le mérite de me faire comprendre quelque chose sur le rapport des Français à l'égalité. Il n'est pas faux mais il est insuffisant de dire que les Français ont « la passion de l'égalité ». Héritage certainement de leur passé doublement glorieux, ou de ce qu'ils considèrent, à tort ou à raison, comme doublement glorieux dans leur passé, la monarchie absolue d'un côté, la Révolution de l'autre, les Français, finalement, veulent être tous égaux sauf un. Le Président est un peu le renonçant de la société française : il est l'exception à ses valeurs d'ensemble qui rend effectivement opératoires ces valeurs.

(Sur la notion de renonçant, voyez par exemple ici et .)

Évidemment, si on s'est levé du mauvais pied, on peut voir ici hypocrisie ou volonté d'avoir à la fois le beurre et l'argent du beurre. Mais cela n'empêche pas le système d'avoir sa cohérence : la valeur égalité régit la société, ce qui soit dit en passant permet aux Français de s'engueuler entre eux (on s'engueule entre égaux) sans que cela ne pose vraiment problème, du moins jusqu'à une date récente ; le Président-Monarque, de son côté, d'une part incarne la grandeur qui permet à la société égalitaire de ne pas trop sombrer dans la grisaille, d'autre part assure la continuité du tout. Supprimez le Président, c'est la IIIe et la IVe République, la division, la zizanie (Astérix), tout ça.

Pour que les Français soient égaux, il faut que le Président ne soit pas égal. Ici comme ailleurs l'important est la différence de statut. Le Président pourra toujours être critiqué parce que trop loin du peuple, il ne faut pas se méprendre sur le statut de cette critique, dont l'esprit s'apparente à celui des reproches que les hommes adressent aux femmes, et réciproquement. On aimerait que sa femme soit un peu moins chiante, un peu moins caricaturalement féminine sur certains points précis, on ne lui demande certes pas de n'être plus une femme. On voudrait que le Président soit plus proche du peuple, on ne lui demande pas d'arrêter d'être Président.

C'est ce que Nicolas Sarkozy, en accord là-dessus avec certains gauchistes, n'a pas compris, et, par-delà cette élection, ce fut un des principaux problèmes de son quinquennat. Cela ne gêne pas les Français que l'individu Nicolas Sarkozy aime Disneyland, cela les choque le Président Sarkozy montre qu'il l'aime. C'est hypocrite peut-être - encore qu'il y aurait à dire sur les rapports de la politique et de l'hypocrisie -, injuste sans doute si le Président est fan de Mickey, mais quel boulot n'a pas ses contraintes ?

- Je voulais faire une note courte, il est tout de même un point, pas du tout abordé par M. Maso, qui complète le tableau, à savoir la féodalité. A tort ou à raison par rapport à leur histoire (bis), les Français n'ont conservé de la royauté, dans le noyau dur de leur mémoire collective, que la monarchie absolue - ce qui leur permet d'ailleurs d'aimer à la fois Marie-Antoinette et le « bloc » de la Révolution, c'est-à-dire, selon l'idée et l'expression de Clemenceau, la séquence 1789-1793 dans sa globalité.

Or, si la féodalité, et l'on entend par là tout ce qui est peut être source de hiérarchie dans la société en-dehors du Roi ou du Président, et cela prend donc nécessairement à un moment ou à un autre la forme de groupes, si la féodalité est le repoussoir de la vision française de la société, et ceci sur le long terme : la monarchie absolue mettant au pas l'ancienne noblesse, la Révolution abolissant les corporations, le Front populaire élu contre les « deux cents familles », etc., si la féodalité est le repoussoir, elle est aussi le trou noir, ou l'angle mort, ou l'impensé, etc., de cette vision française de la société.

Point n'est besoin de se lancer dans des comparaisons avec des pays à tradition féodale plus persistante que la nôtre, Allemagne, Japon, et même Royaume-Uni : des pays égalitaires comme les pays scandinaves ou les États-Unis n'ont pas ce problème à admettre l'existence des groupements. Et encore moins à réfléchir sur leur fonction. La pensée politique française depuis la Révolution appréhende toujours associations, groupes de pression, et même d'une certaine manière partis politiques, comme des anomalies, comme des choses surprenantes.

Il y a à cela deux motifs principaux. Une soumission quelque peu étonnante, à tout le moins dans sa durée, à la mémoire collective du pays et aux valeurs qu'elle définit. La féodalité, de ce point de vue, c'est tout ce qui s'interpose entre le peuple - qui est composé d'individus égaux à moi-même - et sa souveraineté (quelle que soit la forme, IIIe ou Ve République, voire bonapartisme, que cette souveraineté prenne), tout ce qui, dans ce cadre conceptuel emprunté à Rousseau, empêche la bonne communication entre le peuple et, d'une certaine manière, lui-même, ou, si l'on veut, entre moi et le pouvoir politique qui m'est supérieur mais vient de moi. (L'influence de Rousseau se combinant d'ailleurs ici au vieux thème selon lequel "Si le Roi savait…" - ce sont les intermédiaires qui font du mal au peuple, auquel le roi ne veut que du bien.)

L'autre motif, par-delà cette rigidité doctrinale, c'est que, du point de vue symbolique et logique que nous avons décrit au début de ce texte, la vision française a sa cohérence, et que les féodalités n'y ont effectivement pas leur place.

Simplement, et bien évidemment, comme le dit Louis Dumont, toute idéologie a un résidu, une part du réel qu'elle ne peut absorber. Le couple monarque - égalité a comme résidu la féodalité. En soi, ce n'est pas un drame. Mais on gagnerait évidemment à mieux intégrer, dans nos habitudes de pensée, cette dichotomie entre l'ordre symbolique, sans intermédiaires entre le peuple et son souverain, et la persistante réalité de l'existence de groupes - d'intérêts, d'idées, de solidarités, etc.

Et la deuxième erreur fondamentale de Nicolas Sarkozy, c'est bien sûr son rapport avec certaines de ses féodalités. M. Maso, lorsqu'il mentionne la fameuse halte au Fouquet's du nouveau président et rappelle que tout le monde y est allé une fois dans sa vie - je vous conseille le chocolat, très bon -, omet de signaler qu'il n'y est pas allé seul, mais avec ses amis patrons. Je passe mon temps en ce moment à recenser les ambiguïtés du vieux de Gaulle, tout ce qu'il a pu concéder aux patrons au nom de la modernisation de la France ; j'ai même écrit que précisément sa forme d'austérité par rapport à l'argent avait pu servir de paravent aux pratiques concussionnaires de ses petits copains. Il ne s'agit donc pas pour moi de jouer les naïfs ou les manichéens : simplement, comment Nicolas Sarkozy n'a-t-il pas pressenti l'impact symbolique si fort d'une telle attitude ? On en dira autant et même plus de la « retraite » sur le yacht de Vincent Bolloré. Avec le recul j'ai toujours autant de mal à comprendre qu'il ait pu faire une telle erreur. Le Fouquet's encore, même si ce n'est pas bien malin d'oublier à quel point les premiers pas du nouveau monarque sont étudiés, comme l'était l'attitude du Roi lors de son adoubement ou de son couronnement, le Fouquet's, je peux imaginer que dans l'excitation du moment, et emporté par ses amis, le frais Président ait fait une erreur. Mais pour l'histoire du yacht, c'est lui-même qui a mis l'accent sur l'aspect symbolique, voire initiatique, de la chose - un peu, toutes choses égales d'ailleurs, comme ces jeunes sauvages que l'on envoie quinze jours ou plus dans le désert et qui après quelques rudes rites d'initiation (je vous épargne les photographies, on croirait que, passez-moi l'expression, j'ai une dent contre le phallus du Président) sont consacrés comme adultes.

Bref. D'un côté Nicolas Sarkozy a mal assumé certains aspects solennels de sa charge, d'un autre il est vite apparu, et pas seulement d'une façon symbolique (le bouclier fiscal), comme, pour le dire vite, le valet du grand capital. Indigne de sa fonction et la prostituant aux nouvelles féodalités financières. Chacun de ses deux aspects ne pouvait que le handicaper dans le contexte français, que l'on s'en réjouisse, que l'on le déplore, ou que l'on s'en foute un peu. Mais cumuler les deux, disons que cela ne risquait pas de faciliter son travail, si, pour rester dans l'optique de M. Maso, on donne du crédit à sa volonté de réformes.

D'une façon générale, la coexistence chez notre Président d'une connaissance extrêmement précise du fonctionnement concret du sérail politique, et, sinon d'une méconnaissance de son fonctionnement symbolique, du moins d'un oubli de l'importance de ces symboles pour le fonctionnement concret du système, me laisse perplexe. Peut-être faut-il y voir un paradoxal côté « bon élève », « scolaire », quelque peu étonnant certes mais pas illogique pour quelqu'un qui est tombé très tôt en politique, a passé beaucoup de temps à saisir les subtilités du fonctionnement de Neuilly et des Hauts-de-Seine (héritages des barons gaullistes…) et a certainement eu tendance à considérer les grands mots gaulliens comme un simple trompe-l'oeil par rapport à la vraie nature du système. Ce qui n'était qu'une partie, la partie basse peut-on dire, de la vérité.



N. B. Dans le texte le plus long que j'ai pu consacrer à Nicolas Sarkozy, j'insistai sur la façon dont le Président se mettait en première ligne face au peuple, en supprimant ou en crachant sur les corps intermédiaires qui pouvaient, entre autres choses, le protéger, et rappelais à ce sujet la description de la fin de… la monarchie absolue par Taine dans Les origines de la France contemporaine. Cela n'a rien de contradictoire avec ce que j'ai écrit ici sur son rapport aux « féodalités », puisque N. S. est apparu comme l'homme d'une coterie, d'un groupe d'individus qui voulaient se substituer à l'État. Notre homme n'a insulté les notables de la République, juges, flics, parfois les journalistes, etc., qu'en donnant l'impression que c'était parce qu'il leur préférait, à la fois comme compagnie personnelle et pour gouverner la France, MM. Bolloré, Lagardère, Bouygues, etc. En étant cynique et en n'abordant le problème que d'une façon réductrice j'aurais tendance à rappeler que, et ceci n'est pas spécifiquement français, on préfère toujours les maîtres que l'on connaît, tout mauvais qu'ils soient, à de nouveaux maîtres que l'on n'a pas réussi encore à « apprivoiser ».

Ce qui nous conduit à un thème que je ne voudrais pas paraître esquiver, l'antisémitisme français que M. Maso brandit comme un des motifs de l'impopularité de Nicolas Sarkozy. Un des premiers livres contre les nouvelles « féodalités » et leur apparition ou persistance après et malgré la Révolution française est celui d'Alphonse Toussenel, Histoire de la féodalité financière. Les Juifs rois de l'époque, publié en 1847. Il est de fait que les deux thèmes ont très tôt été liés. Il est incontestable par ailleurs que tout ce que j'ai pu écrire sur la difficulté française à admettre l'existence et l'influence - ce qui peut conduire à fantasmer parfois leur importance, suivez mon regard - des groupes, et notamment des groupes de pression plus ou moins officiels, s'applique aux solidarités telles que la solidarité entre Juifs. On remarquera néanmoins que cet « antisémitisme » n'a tout de même pas empêché Nicolas Sarkozy d'être massivement élu il y a cinq ans, et qu'il sera peut-être réélu dans une semaine. Il y a même dans les provocations de M. Maso sur ce sujet une acceptation paradoxale de clichés antisémites - il est toujours frappant de voir que sur ce sujet on a l'impression d'un cercle infernal, de querelles qui ne peuvent s'arrêter, de clichés qu'à un moment ou un autre quelqu'un se croit obligé de ressortir. - En bref et pour finir : sans nier la part de réalité que peut ici contenir le diagnostic de M. Maso, il me semble que ce thème n'apporte pas grand-chose à son analyse. Pour le dire autrement, ce que j'ai essayé de décrire ici me paraît nettement plus important dans le ressenti des Français à l'égard de leur Président que ces problèmes de judéité.



(Ajout le 30.04) J'ai lu Rideau hier - qui contient notamment un portrait au vitriol de de Gaulle, très drôle même si on n'est tout à fait sûr de ce que l'auteur lui reproche -, j'y trouve ces lignes :

"Tout le monde sait que c'est la nature pas assez royale de Louis XVI qui a provoqué la Révolution française. Le roi était déjà un gros beauf républicain (...), à coup sûr le premier des démocrates à venir." (Éditions du Rocher, 1992, pp. 182-83)

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dimanche 22 avril 2012

Musil * 3.

D'abord, concernant l'idée de Musil sur le progrès que j'évoquais il y a peu, voici la citation exacte : "On se réjouirait volontiers du progrès s'il avait seulement une fin."

Ensuite, mais je n'ai pas ou pas encore retrouvé la formulation de l'auteur lui-même, le même Musil a pu écrire que si les personnalités qui la composent sont médiocres notre époque n'en est peut-être pas moins - dans mon souvenir, le lien de cause à effet est plus suggéré qu'affirmé - passionnante. J'y ai repensé à propos de l'élection du jour : je n'irais pas jusqu'à dire qu'elle est passionnante, je n'irais peut-être pas jusqu'à dire qu'elle l'est en raison même de la pauvreté de la plupart des candidats, mais elle est tout de même et en tout cas plus intéressante que la somme de ses composants.

Enfin, une phrase que j'ai retrouvée dans mes dossiers en cherchant les précédentes, et qui ne me semble pas sans rapport avec le monde tel qu'il évolue encore une fois. « Toujours la même histoire », tel est le titre de la première partie de L'homme sans qualités. Voici ce qu'explique à ce sujet J. Bouveresse : "Musil dit que l'histoire qui arrive et la réalité dans laquelle nous vivons ne sont faites pour le moment que de la part la plus indifférente de nous-mêmes, ce qui signifie qu'elles restent, pour ce qui concerne la participation des individus, foncièrement étrangères au sens, à la valeur et à la motivation proprement dite. Que ce soit « toujours la même histoire » qui se répète indéfiniment, à savoir celle de la routine désolante et des excès, des débordements et des tragédies encore plus inacceptables qui la bouleversent périodiquement de façon imprévisible et incontrôlable, devrait signifier justement qu'il n'y a pas vraiment d'histoire. (...) « Toujours la même histoire » est aussi, remarque Musil, ce qui mène pour finir à la guerre. C'est à l'absence d'une histoire réelle qu'il faut imputer les accès de folie récurrents auxquels l'histoire semble avoir été condamnée jusqu'à présent et dont le dernier exemple, la guerre de 1914-1918, constitue, d'une certaine façon, le thème central de la réflexion de Musil dans L'homme sans qualités." (La voix de l'âme et les chemins de l'esprit, Seuil, 2001, p. 25)

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vendredi 20 avril 2012

Les deux mâchoires du piège.

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Dans les livres de Jean-Raymond Tournoux comme La tragédie du Général (Plon, 1967), on sent à quel point de Gaulle se débattait avec les conditions réelles d'exercice de son pouvoir. Le décalage entre sa « certaine idée » de la France et ce qu'il lui est arrivé de penser de ces « veaux » de Français, joint à la conscience que, en dépit de tout, il faut bien de ceux-ci pour continuer à faire celle-là, font que de Gaulle navigue au fil des mois et des années entre mélancolie, résignation, regain d'espoir, cynisme, réalisme... Il est nécessaire de raconter des bobards aux Français, c'est inévitable, parce que la France est devenue bien faible par rapport à ce qu'elle a pu être et que les Français ne peuvent l'admettre. De Gaulle parfois se dit que c'est avec ces bobards que l'on peut reconstruire quelque chose qui a son intérêt, parfois semble au contraire considérer qu'en réalité il est tout juste bon à servir aux « veaux » ce qu'ils veulent entendre, pendant que la modernisation de l'économie, c'est-à-dire la mise en place de « l'État-UDR », se fait, que les petits copains s'en mettent plein les poches, après moi le déluge.

De Gaulle était cynique parce qu'un homme politique l'est nécessairement, a fortiori lorsqu'une partie de son activité consiste à lécher le cul de Popu pour avoir ses voix, ce qui est humiliant pour tout le monde.

- "Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné des idées démocratiques", écrit Proust pour expliquer pourquoi Saint-Loup ne veut pas se présenter à des élections. En vérité, comment ne pas finir par mépriser Popu, même si ce n'est pas le cas au départ, quand on passe sa vie à lui faire des courbettes tout en entendant les conneries qu'il est capable de raconter ? Peut-on arriver au bout d'une carrière d'homme politique démocrate sans mépriser le peuple ? Cela ne doit pas arriver bien souvent. (Ce serait d'ailleurs un argument en faveur des principes de rotation chers au cher Chouard.)

C'est ici que le cynisme gaullien prend son tour particulier. De Gaulle n'avait certes rien d'un dictateur, même s'il y aurait beaucoup à dire sur son rapport au pouvoir judiciaire (de ce point de vue N. Sarkozy est assez gaulliste), mais on peut émettre l'hypothèse que pour continuer à aimer la France et pour parvenir à supporter le peuple qui hélas va avec, il lui valait mieux ne pas trop fréquenter celui-ci, et surtout ne pas lui demander trop souvent ses faveurs. Si l'on ajoute à cela une conscience affûtée des contraintes traditionnelles de l'art politique, démocratie ou pas démocratie, on obtient un curieux mélange. Un régime, la Ve République, qui repose sur beaucoup d'esbroufe et de mensonge, mais dont son fondateur estimait que ce mensonge seul pouvait lui permettre d'atteindre ou de se rapprocher de certains buts qui lui semblaient nobles.

C'est dans le domaine de la politique étrangère, dont on sait bien qu'il n'est pas celui qui coexiste le plus aisément avec les nécessités usuelles d'une démocratie (comment cacher son jeu à ses partenaires / adversaires si vous devez tout expliquer à Popu ?), que cette ambivalence a été la plus nette. Il est indéniable que de Gaulle a parfois fait chier les Américains, mais il est tout aussi indéniable qu'il a laissé ceux-ci utiliser la position particulière de la France dans le « bloc de l'Ouest » pour lui faire faire le sale boulot qu'ils ne pouvaient faire eux-mêmes. (Je pense notamment à la merveilleuse collaboration entre la France, Israël et l'Afrique du Sud pour refiler des éléments de technologie nucléaire à certains pays, pendant la guerre froide, sans que les États-Unis aient l'air d'y être pour quelque chose.) La sortie de l'OTAN est un acte à la fois anti-américain et pro-américain. De même, les bobards sur la grandeur de la France sont des bobards mais sont aussi ce qui pouvait permettre à terme à la France de moins vivre de bobards.

Le moins que l'on puisse dire est qu'il s'agissait d'un équilibre fragile. Déjà le fondateur du régime, d'une façon très française, avait parfois tendance à tomber dans une sorte de masochisme rageur à l'égard de son peuple, sur le thème : puisque tout ce qu'ils veulent c'est de belles bagnoles, on va leur en donner, oublions tout le reste, ils n'auront que ce qu'ils méritent. Ils veulent les bagnoles sans vouloir construire les routes, amenons du bicot pour les construire, construisons les tours pour loger le bicot en question, ça tombe bien, les copains promoteurs ne demandent que ça, etc.


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("Sire Dieu, donnez-nous que nous puissions mépriser la prospérité de ce monde", aurait prié Saint Louis sur son lit de mort…)

Et bien sûr, après la mort du Général, les choses ne vont pas s'arranger. Par-delà ce genre de sautes d'humeur, et si l'on veut rester positif et donner du crédit à de Gaulle, on peut dire, pour résumer ce qui précède, qu'il a cherché à utiliser certains mensonges consubstantiels à la politique telle qu'elle se pratique ailleurs que dans les livres de Pierre Clastres ou dans la tendance « gauchiste / Bisounours », ainsi que certains mensonges liés à la situation de la France telle qu'il avait à l'affronter quotidiennement (l'illusion d'une vraie indépendance française à l'égard des États-Unis), pour, éventuellement, petit à petit, aboutir à une vérité qui soit moins pathétique que ce que les mensonges en question dissimulaient.

Il est bien clair que Georges « Rothschild » Pompidou et Valéry « Oui, mais » Giscard d'Estaing n'avaient pas ce genre de préoccupations sous-jacentes. En bonne logique, ils gardèrent les moyens mais pas la fin, utilisèrent donc tout ce qui est mensonge, structurel et conjoncturel, et laissèrent tomber ce qui pouvait permettre d'espérer en sortir un jour. L'abandon par un Giscard de tout ce qui relevait du mythe gaullien n'est pas de ce point de vue un traitement salutaire d'un aveuglement collectif, il est la mise au rancart de ce qui, malgré son ambiguïté, pouvait rester un moyen de faire avancer les choses.

Enfin Mitterrand vint. - Et c'est à partir de cette arrivée au pouvoir de ce que l'on appelle la gauche, et plus précisément à partir de 1983, quand dans un mouvement de balancier radical lui aussi assez français, le Président renonça d'un coup à tous les projets qu'il avait portés, que s'esquisse puis s'installe un système de mensonge à deux têtes qui est encore celui dans lequel, à peu près trente ans après, nous « vivons ».

Pour le dire vite, se met alors en place une répartition des rôles simple : une gauche qui privatise et une droite qui ouvre les frontières aux immigrés. Un vieil axiome de la politique établit que n'accomplira jamais aussi bien un programme que celui dont on pense qu'il lui est opposé, et qui appartient au camp opposé à ce programme, puisqu'il désarme par son action à la fois ses amis, qui ne se méfient pas et/ou n'osent pas l'attaquer, et ses adversaires, qui sont trop contents de le laisser faire. La Ve République a donc fini par faire de cet axiome, de cette ruse, un principe général de gouvernement.

Déjà sous de Gaulle la Ve République droitière n'était pas avare en matière d'importation de main-d'oeuvre étrangère, une tendance qui n'ira qu'en s'accentuant - regroupement familial sous V. Giscard d'Estaing, records d'immigration sous N. Sarkozy -, jouer les Matamores et défoncer les portes des églises n'y changeant rien. De l'autre côté, nul besoin d'épiloguer sur les privatisations menées par Pierre « Happiness is a warm gun » Bérégovoy, puis par L. Jospin et son ministre D. Strauss-Kahn, lequel serait revenu pour nous la mettre bien profond s'il n'avait pas essayé entretemps de la mettre bien profond dans la bouche de N. Diallo (foin d'élégance, (en)filons la métaphore : le trou du cul de la France fut provisoirement sauvé par la bouche d'une négresse), etc.


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(J'ignore la provenance précise de cette image assez frappante, qui m'a fait penser aux putes des bordels algériens pendant la guerre d'indépendance, lesquelles s'inséraient une lame de rasoir dans le vagin pour mettre à mal la virilité française... La femme occidentale moderne qui se met à copier la prostituée algérienne d'il y a cinquante ans, je ne sais pas s'il y a une conclusion à en tirer.)


Après, on peut être pour ou contre tout ce qu'on veut, là n'est pas la question. On peut aussi très con, comme mon ami Ivan Rioufol, qui déblatère à longueur de temps sur les immigrés et la « fracture identitaire », pour finir par revoter, « malgré tout », pour le Président qui sans relâche laisse entrer en France immigrés légaux et clandestins. Étant entendu que cette connerie peut aussi être du machiavélisme, ainsi que, et plus probablement, une certaine façon d'admettre que c'est de cette façon que fonctionne le système qui me fournit mon beefsteak (hallal, of course) - c'est le Figaro de Dassault qui me paie, on lèche la main qui vous nourrit, et M. Dassault a toujours besoin de plus d'immigrés...


Mais revenons à un point de vue plus général. En ayant toujours à l'esprit les contraintes inhérentes à la politique, notamment « démocratique », on peut dire qu'il y avait au début de la Ve République un (boni)menteur à qui il arrivait de mentir pour une bonne cause (c'est-à-dire qui mentait, mais parfois pour une bonne cause) ; lui ont succédé deux menteurs sans vergogne, du même camp idéologique, au moins officiellement. Après quoi et 1981, le jeu s'est compliqué : d'autres partenaires sont arrivés, d'autres domaines (le rôle de l'État dans l'économie) sont devenus matière à discussion, et donc matière à échange de contre-vérités. On a par conséquent établi une division du travail des mensonges. Nous en sommes là.




Il serait illusoire autant que faux cul


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(pourquoi l'expression « vrai cul » n'existe-t-elle pas ? "Elle a été vrai cul dans cette histoire, j'ai apprécié..." ; "Poutine, on en pense ce qu'on en veut, mais c'est un vrai cul, ce gars-là...", etc. - si le cul peut être faux il peut être vrai, pourquoi se priver d'une telle vérité ?)


...autant que faux cul, disais-je, de nier l'influence d'Alain Soral sur ce qui précède, même si je suis plus critique que lui sur le gaullisme (pour un point de vue plus négatif, au fait, cf. M. Amer), de même que je ne pourrais guère ne pas admettre qu'il y a ici un côté Marine Le Pen - Nicolas Dupont-Aignan. Pour que les choses soient claires, précisons donc que, après relecture, je ne changerai pas une ligne à ce que j'écrivais en novembre dernier sur l'éventuel rôle que peut jouer Mme Le Pen dans l'élection à venir : tout au plus pourrais-je ajouter que je suis encore plus dubitatif qu'à l'époque. Donc, débrouillez-vous.


- De toutes façons,


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et même s'il n'exclut pas d'autres initiatives, le bonheur individuel reste la meilleure forme de militantisme.

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dimanche 15 avril 2012

"L'homme blanc a toujours une montre, mais il n'a jamais le temps."

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"Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une oeuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.

Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?"

Ce raisonnement de Baudelaire sur la notion de progrès, issu d'un texte que je vous ai souvent cité, on peut l'appliquer, avec quelques aménagements, à la notion de gain de temps.

Si l'on n'a compris quelque chose que lorsque l'on est capable de le formuler avec clarté, alors je viens juste de comprendre quelque chose que je trouve évident, et que d'une certaine manière j'ai compris il y a longtemps… - mais que, donc, je ne m'étais jamais vraiment exprimé à moi-même avec la clarté (cartésienne ?) nécessaire. Allons-y donc, Baudelaire aidant : si pour aller de Paris à Marseille vous prenez le TGV au lieu d'une calèche, il y a gain de temps ; cela est clair. Si une femme utilise une machine à laver pour faire son linge au lieu que de devoir se rendre au lavoir, il est certain qu'elle a gagné du temps. Si je peux faire en quelques secondes un "copier-coller" d'une citation de Baudelaire prise quelque part dans l'univers Google, là où un moine copiste aurait dû, après trouvé le manuscrit, le recopier ligne à ligne, en ménageant encre et papier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable.

Mais où est, je vous prie, la garantie d'un gain de temps global pour tous ? - Laissons-là la lettre de Baudelaire, gardons son esprit avec nous, et continuons le raisonnement. Non seulement il est faux de croire que, parce que, sur des points et dans des domaines précis on gagne indéniablement du temps, l'on aurait plus de temps dans la journée, mais c'est même le contraire : l'intégrale de ces indéniables gains de temps dans des domaines précis n'aboutit qu'à des journées où l'on n'a jamais de temps, où l'on n'a jamais le temps. Etre toujours pressé, c'est ne jamais avoir de temps. La leçon de J.-L. Godard à F. F. Coppola, au début des années 80, quand la vidéo a fait son apparition, n'a pas été retenue : JLG expliquait que c'est justement parce que la vidéo est plus rapide d'utilisation qu'une caméra 35mm et ses conséquences (développement, passage à la table de montage…) qu'il faut travailler plus lentement. C'est justement parce que l'aspect proprement matériel de la tâche est plus vite liquidé que cela doit permettre de dégager plus de temps pour l'aspect spirituel. Dans le cinéma comme partout ailleurs, c'est évidemment le contraire qui se passe.

- Souvenir personnel. J'ai réalisé deux courts-métrages dans une vie antérieure, le premier monté sur une bonne vieille table - qui d'ailleurs avait peut-être été utilisée par JLG himself pour Loin du Vietnam, c'est du moins ce que certains recoupements permettaient d'espérer et que je ne demandais qu'à croire -, le second sur ce qu'on appelait à sa naissance le montage virtuel. Je me souviens avoir été très sensible à cette différence qui faisait que, sur la table de montage Atlas, lorsque je demandais au monteur une modification, le temps incompressible que cela lui prenait me permettait de réfléchir tranquillement, alors que, sur Avid, j'avais à peine le temps de commencer à réfléchir à ce que je venais de voir ou à ce que j'allais maintenant voir, que la modification demandée était effectuée. En gros : le temps dont j'avais besoin pour mon propre travail se voyait désormais, alors qu'il était auparavant en partie dissimulé par la plus grande lenteur du travail sur Atlas. D'où la tentation, fortement encouragée par le monteur, c'est humain, à ce que je réfléchisse plus vite. Ce qui permettait de gagner du temps ne m'obligeait pas - car j'ai tenu bon -, mais me poussait à travailler plus vite, autrement dit le gain de temps faisait que j'avais moins de temps.

Mais si j'ai tenu bon, c'est parce que, matériellement, je le pouvais, et cela est beaucoup plus difficile dans la vie de tous les jours. J'abrège (gagnons du temps…) : ce n'est pas que les gains de temps procurés par telle ou telle innovation technique soient en eux-mêmes de l'arnaque, c'est l'idée qu'il résulterait automatiquement de ce gains particuliers un gain global, qui est une arnaque : Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité..

Stressant, excitant l’humanité en proportion des gains de temps partiels qu’elle lui apporte, l'idée du gain de temps est une de ses plus ingénieuses et plus cruelles tortures ; procédant par une opiniâtre négation d'elle-même, elle est un mode de suicide incessamment renouvelé ; enfermée dans le cercle de feu de la logique divine, elle ressemble au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir…


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Plus je gagne de temps, moins j'en ai.

"Quand sonne l'heure d'une idéologie, tout concourt à sa réussite, ses ennemis eux-mêmes…", disait Cioran (déjà cité ici, les nouveaux venus à mon comptoir constateront devant certaine photographie que ce n'est pas seulement par souci d'exactitude que je vous donne cette source) : mutatis mutandis, dans le contexte actuel, tout gain de temps partiel contribue à vous priver de temps. Tout ce qui vous fait gagner du temps vous en fait perdre.


Il n'est pas aisé d'évoquer toutes les causes de ce phénomène. Donnons quelques pistes :

- d'un point de vue plus logique que historique, il est clair que l'on n'a pas la même optique globale vis-à-vis du temps dont on dispose lorsque l'on s'attelle à une tâche dont on sait qu'elle va prendre beaucoup de temps, par exemple l'après-midi, et lorsque l'on se met à faire quelque chose que l'on espère finir vite fait - pour pouvoir faire autre chose après. Je ne détaille pas, il s'agit simplement d'avoir à l'esprit la distinction, sous-jacente à tout ce qui précède, entre temps et rythme : tous les gains de temps dû au progrès technique font que le rythme de notre vie s'accroît, et plus ce rythme s'accroît moins l'on a de temps ;

- d'un point de vue plus historique maintenant, et en rapport avec le célèbre proverbe africain que j'ai utilisé comme titre, on sait bien que l'augmentation de l'usage des montres, en l'occurrence plutôt des horloges, a été contemporain de l'essor du capitalisme, à partir du second XVIIIe siècle, dans un entrelacement évident de causes et d'effets. Time is money, etc., tout cela est documenté, il s'agit de rentabiliser le temps disponible - dans un premier temps, le temps disponible d'utilisation de la force de travail, puis le temps de cerveau disponible, vous connaissez ;

- plus généralement, il faudrait mettre tout cela en rapport avec les notions de temps cyclique et de temps linéaire. Dans un passage de son Histoire et décadence (Perrin, 1981) que je ne vous ai jamais retranscrit (cela ne fait jamais que deux ans que je me dis que ce serait bien de le faire et que je ne trouve pas le temps…), Pierre Chaunu liait sociétés holistes et conception cyclique du temps d'une part, sociétés individualistes et conception linéaire du temps d'autre part. Peut-être ce schéma doit-il être nuancé, si ce n'est d'un point de vue logique, au moins lorsque l'on envisage la façon dont les deux conceptions ont pu pendant une longue période coexister

- et elles coexistent d'ailleurs toujours, puisque les cycles des saisons et du jour et de la nuit nous influencent autant que nos ancêtres. A un niveau moins banal, c'est la juxtaposition de la vision cyclique et d'une vision plus linéaire que le christianisme depuis l'apparition du Christ ne peut manquer d'instaurer (Chesterton notamment explique ça très bien), une juxtaposition qui a duré des siècles, qui est intéressante : qu'est-ce qui a fait que la balance a fini par pencher du côté du temps linéaire ?

, en tout cas, il est bien évident que si l'on évolue dans un cadre mental où tout revient, cela est bien différent que d'être en permanence dirigé vers le futur. Cela n'empêche pas de vieillir ni de mourir, mais on a plus l'impression que le train peut repasser, que l'on peut avoir une second chance, comme James Stewart dans Vertigo. Pour le dire autrement, la définition par Bichat de la vie comme "l'ensemble des fonctions qui s'opposent à la mort", qui avait tant frappé le Foucault de Naissance de la clinique, est typique de la conception linéaire du temps et de son arrière-plan de corruption généralisée.


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Enfin, tout cela pose la question d'un équilibre naturel. Il en est, ici encore, du gain de temps comme du progrès, au moins selon ce qu'en dit Musil : tout le monde est pour le progrès, parce que l'on veut que les choses s'améliorent, mais tout le monde aimerait aussi que le progrès s'arrête, ou ralentisse, ou ne concerne que certains domaines, parce que ce progrès continu est tout de même bien fatigant. De même souhaiterait-on pouvoir profiter de certains gains de temps sans subir l'accélération globale du rythme. Ce n'est possible que dans certains cas bien circonscrits, comme l'exemple que je vous ai donné de mes démêlés techniques avec le montage virtuel, ce n'est pas possible globalement - le beurre et l'argent du beurre, toujours.

On voudrait que tout reste comme à la période de sa jeunesse, celle où l'on a découvert le monde, celle où on avait la santé, la force et le dynamisme pour l'explorer, celle où on avait encore la naïveté de croire que le monde était fait pour nous - on confond très naturellement les cadres dans lesquels on a découvert ce monde et ce qui est normal, naturel. La conception cyclique du temps est-elle plus « naturelle » que la conception linéaire ? Vaste problème, et peut-être d'ailleurs faux problème. Mais ce qui est sûr, c'est qu'à partir du moment où l'on se situe dans une conception linéaire, il n'y a pas un rythme qui soit plus naturel qu'un autre, l'espèce humaine changeant elle-même avec ce rythme - je n'ai pour le vérifier qu'à me comparer, tel que j'étais enfant, avec mes propres enfants.

Il est en revanche possible que, les cycles existant toujours (les journées ne durent toujours que 24 heures), certains rythmes deviennent trop rapides.

- Allez, je ferme ma grande gueule, et vous laisse profiter de votre dimanche, si toutefois - les gens ne sont jamais contents -le désoeuvrement ne vous trouble pas trop :



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dimanche 8 avril 2012

"La rencontre des tentatives héroïques…"

Un peu de fourre-tout aujourd'hui, des citations pour briller dans les salons… Le temps se chargera de faire le tri entre ce que je m'efforcerai d'explorer plus avant, et ce qui restera une idée brièvement portée à votre connaissance et à votre examen. Un fil conducteur tout de même, lié à nos préoccupations actuelles, la connaissance du monde par le romancier. Mais sans exclusive, et sans souci de théorisation ni d'exhaustivité.

"Les guerres de race vont peut-être recommencer. On verra, avant un siècle, plusieurs millions d'hommes s'entretuer en une séance. Tout l'Orient contre toute l'Europe, l'ancien monde contre le nouveau. Pourquoi pas ? Les grands travaux collectifs comme l'isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations de ces conflits monstrueux dont nous n'avons pas l'idée."

Flaubert écrit ça dans une lettre citée par Albert Thibaudet dans son Gustave Flaubert (Gallimard, coll. "Tel", 1992 [1935], p. 146), sans donner de date - voici la référence pour les plus curieux d'entre vous : p. 137 du tome VI de la deuxième édition de la correspondance chez L. Conard (années 20).

Continuons avec Gustave, et citons, toujours grâce à Thibaudet, l'« oraison funèbre » du « grand bourgeois parlementaire » Dambreuse dans L'éducation sentimentale. Ainsi que le note avec raison, pour 1935 comme pour 2012, le sagace commentateur, ce grand bourgeois « n'a guère changé » depuis que Flaubert s'est chargé de l'exécuter :

"Elle était finie, cette existence pleine d'agitations. Combien n'avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté d'affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, chérissant le pouvoir d'un tel amour qu'il aurait payé pour se vendre." (p. 172)

Sans transition, de la philosophie abstraite :

"Selon le mot de Platon dans le Philèbe, il ne faut pas trop vite faire ni un ni multiple. La philosophie montre ma maîtrise dans les multiplicités réglées." (P. Ricoeur, La métaphore vive, cité par R. Abellio, Manifeste de la nouvelle gnose, Gallimard, 1989, p. 145.)

Ricoeur et Abellio se réfèrent ici à un passage du Philèbe auquel Pierre Boutang a souvent recours, et qui pose peut-être question par rapport à l'interprétation que Badiou fait de Platon. Mais enchaînons, en changeant encore de domaine :

"Dieu a fait les clercs, les chevaliers et les laboureurs, mais le Démon a fait les bourgeois et les usuriers.", sermon anglais du XIVe siècle, cité par G. Dumézil, lui-même cité par R. Abellio (p. 224).

"Les anciens Chinois disaient déjà, avec Confucius, que « la science des justes désignations est la science suprême. »" (p. 230)

Abellio… J'ai un peu de mal à apprivoiser cette pensée, je tourne autour depuis assez longtemps maintenant. Il me pose par ailleurs problème par rapport à l'« Érotique de la crise » que je vous ai promise et qui commence à ressembler à un serpent de mer. Quoi qu'il en soit, quand un auteur écrit quelque chose que vous avez déjà pensé et exprimé, vous avez tendance à être d'accord avec lui :

"La naissance en tant que nation de l'Allemagne et de l'Italie marque le début de la désorganisation de l'Europe, au sens étymologique de ce mot : ces deux nouveaux organes étaient de trop, et l'éclatement de l'Empire austro-hongrois fut comme le début d'une cancérisation dont l'alliance du fascisme italien et du nazisme allemand signifia la phase critique." (p. 260)

La grande Allemagne comme trop grande pour l'Europe… C'est d'autant plus vrai si elle s'efforce de ramener la France à un rôle purement accessoire, quelque part entre le terrain de jeux pour touristes teutons et le pantin déclamatoire qui consacre plus de temps à parler des droits de l'homme dans le monde entier qu'à s'efforcer d'améliorer sa propre situation, en l'occurrence celle de son peuple - ceci pendant que l'Allemagne s'occupe des choses sérieuses. Cette tentation de la pensée germanique, dont le fameux Dieu est-il français ? de Friedrich Sieburg (1930) est l'emblème, tentation que les soldats nazis actualiseront à leur manière en profitant du bon air français et notamment parisien, et qui n'est certes pas absente de la façon dont le IVe Reich nous considère ces temps derniers,

cette tentation, disais-je, Pierre Boutang s'efforçait d'en expliciter les dangers, à une époque (1950 environ) où l'Allemagne pourtant était moins puissante qu'aujourd'hui :

"Nous devons, forts de toute notre histoire et de nos espérances, refuser ce poncif cher aux Curtius et aux Sieburg, de la France fantôme abstrait, qui donnerait mesure et convention à des substances plus réelles et plus étrangères. Ce nous est trop d'honneur, ou trop d'indignité. Trop d'honneur pour notre présent, car il nous faudra d'abord nous donner des formes à nous-mêmes, refaire la substance nationale inséparable de ces formes avant de songer à « informer » autrui. Trop d'indignité, aussi bien, car ce n'est jamais une France faible qui a donné des formes à l'Europe et au monde, et ce n'est pas une forme sans matière que nous pouvons nous donner pour tâche de proposer un jour à nos amis ou nos voisins, mais une forme animant toute la riche particularité du sol, du passé et de la race." (P. Boutang, Les abeilles de Delphes, Éditions des Syrtes, 1999 [1952], p. 398)

Sur la notion de race, en l'occurrence de race française, peut-être n'est-il pas inutile de vous renvoyer aux éclaircissements de Paul Yonnet à ce sujet, avant que vous n'y voyiez un gros mot.

Quoi qu'il en soit, et puisque nous parlons ici d'Europe, écoutons l'avertissement, à la même époque, du même Boutang :

"Il est impossible de faire une Europe forte avec des nations faibles : rien plus rien ne ferait rien, et cette Europe serait aussi négligeable par rapport aux empires que chaque nation qui la compose. Mais pour qu'une nation, la France par exemple, redevienne forte, il faut que soit maintenue cette idée de souveraineté nationale, souveraineté d'un être historiquement déterminé, et orienté vers l'avenir. Une France qui ne vise pas à se constituer en sujet indépendant, en riche substance, ne peut avoir aucun souci d'une indépendance d'une Europe, dont elle ferait partie, par rapport aux Empires." (pp. 476-77)

Nul besoin sans doute de montrer à quel point ceci s'est avéré et s'avère vrai. Je vous cite périodiquement, sans d'ailleurs l'avoir encore examinée pour elle-même, cette phrase de Joseph de Maistre : "Une nation n'est qu'une langue." Après avoir rappelé à toutes fins utiles que Boutang et Abellio étaient aussi des romanciers, même si ce n'est pas à ce titre que je les ai aujourd'hui convoqués à mon comptoir, il ne me semble pas superflu de lier, via Joseph de Maistre donc, ces idées générales sur l'Europe au travail du romancier. Revenons pour ce faire à Thibaudet :

"On ne devient jamais un grand écrivain en s'inspirant des livres. Le génie du style est déposé d'abord par la langue parlée, ensuite et seulement par la lecture, cette dernière pouvant n'avoir qu'une part très réduite, comme chez Saint-Simon. Le fond du style de Flaubert, comme de tous les styles vrais, c'est la langue parlée. Il n'y aurait pas de prose française s'il n'y avait pas de bonne société française, et la qualité de la prose française se confond avec la finesse de la vie française de société." (p. 271 de son Gustave Flaubert)

Si l'on se fie à ce diagnostic, il y a de quoi être pessimiste, mais ce passage peut vous induire en erreur : la théorie de Thibaudet couvre un domaine plus étendu qu'elle n'en donne l'impression dans ces quelques phrases, et s'applique aussi bien au langage populaire - en l'occurrence les tournures normandes que Flaubert a pu entendre au fil de son existence, majoritairement provinciale je le rappelle. De ce point de vue, « bonne société française » doit s'entendre au sens large, et comprend le salon de Mme du Deffand comme la place du marché à Pont-Audemer.

Ce qui peut signifier, par exemple, que le langage des banlieues deviendra français le jour où il sera reversé dans la littérature et assimilable par d'autres que ceux qui le parlent autrement qu'à travers des expressions caricaturales. Il y a un effort de cet ordre, avec les jeunes gens de 20 ans en général, dans L'homme qui arrêta d'écrire. Laissons ceci dit Thibaudet préciser son idée :

"Flaubert [d'après un critique] avait horreur de « cette maxime nouvelle qu'il faut écrire comme on parle ». Flaubert avait raison. On ne doit pas plus écrire comme on parle qu'on ne doit parler comme on écrit. (…) Mais si on ne doit pas écrire comme on parle, on doit écrire ce qui se parle, et ne pas écrire ce qui s'écrit. Le style languit et meurt quand il devient une manière d'écrire ce qui s'écrit, de s'inspirer, pour écrire, de la langue écrite. (…) Avoir un style, pour un homme comme pour une littérature, c'est écrire une langue parlée. Le génie du style consiste à épouser certaines directions de la parole vivante pour les conduire à l'écrit. Bien écrire, c'est mieux parler." (p. 274)

- et permettre que les gens parlent mieux. Ne chichitons pas : il y a très clairement ici en jeu une « fonction sociale de l'écrivain ». Mais attention : il ne s'agit pas de « créer du lien social », ou quelque chose de ce genre, non plus que de faire dans le pittoresque ; pas même, sauf à titre de conséquence, d'intégrer de nouveaux langages à cet ensemble qui s'appelle la littérature française. Mauss disait que "l'explication sociologique est terminée quand on a vu qu'est-ce que les gens croient et pensent, et qui sont les gens qui croient et pensent cela." Mixons Mauss et Thibaudet, nous obtenons cette idée que le travail du romancier consiste à montrer qu'est-ce que les gens parlent, et qui sont les gens qui parlent comme cela. Attention bis : ces gens peuvent aussi bien être, pour le romancier, sa famille proche ou ses amis de tous les jours qu'issus de catégories sociales ou ethniques avec lesquelles il n'a en général aucun contact. L'art, je peux utiliser ce terme, de l'anthropologue ou du sociologue pour Mauss est descriptif, et si la description est bien faite il n'y a pas à chercher une explication derrière. La description doit « faire sens » par elle-même, par le biais d'une traduction qui nous rende intelligible les croyances des gens. Ce que Thibaudet appelle « écrire ce qui se parle » relève d'une pratique de traduction du même ordre, qui doit elle aussi « faire sens » - en l'occurrence et entre autres, pour le lecteur du roman, faire qu'il soit à la fois captivé et plus « connaissant » du monde.

Une petite pause : je donne des explications sur cette idée de traduction - je vais ici piocher chez Dumont, V. Descombes et Wittgenstein -, dans ce texte - où vous trouverez un lien vers un autre développement du même thème, et ainsi de suite.

Empruntons un exemple à Pierre Boutang, dans sa recension des Fous du roi de Robert Penn Warren :

"Un Warren (comme un Faulkner) pense que le péché du Sud fut l'esclavage. Mais il ne voit pas dans l'intrusion du Nord une solution. Il n'y a pas en vérité de problème ; il y a pour eux un mystère et un péché. La stupide démocratie, la corruption, le chantage sont le châtiment de ce péché. Il n'y aura de rédemption du Sud que par la rencontre des tentatives héroïques, comme celle de la vieille demoiselle et de l'enfant de Faulkner dans Intruder in the dust. Alors il y aura aussi rejet du Nord, rencontre avec les Noirs non pas bien qu'ils soient noirs, mais parce qu'ils sont des Noirs de ce pays, avec leurs noms, leurs souvenirs, personnages de la tragédie dont la Sécession fut un épisode." (p. 472). La problématique politique et le travail du romancier sont ici, de facto, confondus : le roman décrit et anticipe à la fois une situation qui seule donnera à ceux qu'elle intéresse, de près ou de loin, à la fois plus de connaissance et d'humanité. Ne chichitons pas : il y a nécessairement ici un arrière-plan de scepticisme quant aux possibilités réelles de l'action politique (ce qui ne veut pas non plus dire que pour notre auteur comme pour moi celle-ci soit complètement inutile).

Transposons ces principes à un autre sujet, la colonisation et ses actuelles conséquences. En voyant P. Boutang utiliser le terme de péché, j'ai repensé à la phrase de Lévi-Strauss, qui estimait que cette colonisation avait été le « péché majeur de l'Occident » : il est plus étonnant de lire ce vocable sous la plume d'un structuraliste positiviste que sous celle d'un philosophe et romancier catholique, ce n'en est que plus révélateur. Paraphrasons alors Boutang : si la colonisation fut notre péché, alors notre rédemption (c'est-à-dire la fin de ces châtiments qui ont noms gouvernements français et algérien, communautarismes, racaille, etc.) ne viendra que de « rencontres de tentatives héroïques », c'est-à-dire que de rencontres avec les Arabes, avec les Arabes non pas bien qu'ils soient Arabes, mais parce qu'ils sont des Arabes de ce pays, avec leurs noms, leurs souvenirs, etc. L'exemple de Faulkner étant là pour prouver que cela peut se faire sans tomber dans le sociologisme, je ne développe pas ça.

D'ailleurs, même si tout cela pourrait appeler d'autres précisions, je ne développe rien de plus. Je laisse Flaubert, non pas conclure, ce qui n'était pas de son goût ("la bêtise est de vouloir conclure…"), mais nous donner le mot de la fin - en réaction notamment à une publicité qui n'a cessé de m'exaspérer ces dernières semaines sur le chemin de l'école de mes mômes :


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, le désir pouvant être puissant, mais n'étant certainement pas de l'ordre du sentiment. Bref, chauffe Gustave (p. 81 du Thibaudet, Flaubert décrit les affres du travail littéraire) :

"N'importe ! Mourons dans la neige, dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l'esprit et la figure tournée vers le soleil."


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Rencontres héroïques, je ne sais pas, mais corps glorieux, à coup sûr.

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vendredi 6 avril 2012

Chanson française.

Certains « Français » (avec des guillemets parce que ce sont des couilles molles sans histoire) chuchotent au lieu de chanter, d'autres « Français » (avec des guillemets parce qu'ils n'ont pas grand-chose à faire de la France) éructent et hurlent au lieu de chanter. (Ce qui, évidemment, n'est pas sans évoquer certains rapports de force actuels, au moins dans la rue.) Certains enfin ne sont que des voices, le contenu, texte et musique, étant soumis à la pure performance vocale - de fait, américanisée.

Bref, la chanson française est occupée par des gens qui ne chantent pas. Dans le temps, au moins, les métèques, Montand, Aznavour, même Moreno ou le jeune Gainsbourg, chantaient.

(Petit trait de colère après une demi-heure passée au supermarché avec de la musique d'ambiance...)

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