dimanche 8 avril 2012

"La rencontre des tentatives héroïques…"

Un peu de fourre-tout aujourd'hui, des citations pour briller dans les salons… Le temps se chargera de faire le tri entre ce que je m'efforcerai d'explorer plus avant, et ce qui restera une idée brièvement portée à votre connaissance et à votre examen. Un fil conducteur tout de même, lié à nos préoccupations actuelles, la connaissance du monde par le romancier. Mais sans exclusive, et sans souci de théorisation ni d'exhaustivité.

"Les guerres de race vont peut-être recommencer. On verra, avant un siècle, plusieurs millions d'hommes s'entretuer en une séance. Tout l'Orient contre toute l'Europe, l'ancien monde contre le nouveau. Pourquoi pas ? Les grands travaux collectifs comme l'isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations de ces conflits monstrueux dont nous n'avons pas l'idée."

Flaubert écrit ça dans une lettre citée par Albert Thibaudet dans son Gustave Flaubert (Gallimard, coll. "Tel", 1992 [1935], p. 146), sans donner de date - voici la référence pour les plus curieux d'entre vous : p. 137 du tome VI de la deuxième édition de la correspondance chez L. Conard (années 20).

Continuons avec Gustave, et citons, toujours grâce à Thibaudet, l'« oraison funèbre » du « grand bourgeois parlementaire » Dambreuse dans L'éducation sentimentale. Ainsi que le note avec raison, pour 1935 comme pour 2012, le sagace commentateur, ce grand bourgeois « n'a guère changé » depuis que Flaubert s'est chargé de l'exécuter :

"Elle était finie, cette existence pleine d'agitations. Combien n'avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté d'affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, chérissant le pouvoir d'un tel amour qu'il aurait payé pour se vendre." (p. 172)

Sans transition, de la philosophie abstraite :

"Selon le mot de Platon dans le Philèbe, il ne faut pas trop vite faire ni un ni multiple. La philosophie montre ma maîtrise dans les multiplicités réglées." (P. Ricoeur, La métaphore vive, cité par R. Abellio, Manifeste de la nouvelle gnose, Gallimard, 1989, p. 145.)

Ricoeur et Abellio se réfèrent ici à un passage du Philèbe auquel Pierre Boutang a souvent recours, et qui pose peut-être question par rapport à l'interprétation que Badiou fait de Platon. Mais enchaînons, en changeant encore de domaine :

"Dieu a fait les clercs, les chevaliers et les laboureurs, mais le Démon a fait les bourgeois et les usuriers.", sermon anglais du XIVe siècle, cité par G. Dumézil, lui-même cité par R. Abellio (p. 224).

"Les anciens Chinois disaient déjà, avec Confucius, que « la science des justes désignations est la science suprême. »" (p. 230)

Abellio… J'ai un peu de mal à apprivoiser cette pensée, je tourne autour depuis assez longtemps maintenant. Il me pose par ailleurs problème par rapport à l'« Érotique de la crise » que je vous ai promise et qui commence à ressembler à un serpent de mer. Quoi qu'il en soit, quand un auteur écrit quelque chose que vous avez déjà pensé et exprimé, vous avez tendance à être d'accord avec lui :

"La naissance en tant que nation de l'Allemagne et de l'Italie marque le début de la désorganisation de l'Europe, au sens étymologique de ce mot : ces deux nouveaux organes étaient de trop, et l'éclatement de l'Empire austro-hongrois fut comme le début d'une cancérisation dont l'alliance du fascisme italien et du nazisme allemand signifia la phase critique." (p. 260)

La grande Allemagne comme trop grande pour l'Europe… C'est d'autant plus vrai si elle s'efforce de ramener la France à un rôle purement accessoire, quelque part entre le terrain de jeux pour touristes teutons et le pantin déclamatoire qui consacre plus de temps à parler des droits de l'homme dans le monde entier qu'à s'efforcer d'améliorer sa propre situation, en l'occurrence celle de son peuple - ceci pendant que l'Allemagne s'occupe des choses sérieuses. Cette tentation de la pensée germanique, dont le fameux Dieu est-il français ? de Friedrich Sieburg (1930) est l'emblème, tentation que les soldats nazis actualiseront à leur manière en profitant du bon air français et notamment parisien, et qui n'est certes pas absente de la façon dont le IVe Reich nous considère ces temps derniers,

cette tentation, disais-je, Pierre Boutang s'efforçait d'en expliciter les dangers, à une époque (1950 environ) où l'Allemagne pourtant était moins puissante qu'aujourd'hui :

"Nous devons, forts de toute notre histoire et de nos espérances, refuser ce poncif cher aux Curtius et aux Sieburg, de la France fantôme abstrait, qui donnerait mesure et convention à des substances plus réelles et plus étrangères. Ce nous est trop d'honneur, ou trop d'indignité. Trop d'honneur pour notre présent, car il nous faudra d'abord nous donner des formes à nous-mêmes, refaire la substance nationale inséparable de ces formes avant de songer à « informer » autrui. Trop d'indignité, aussi bien, car ce n'est jamais une France faible qui a donné des formes à l'Europe et au monde, et ce n'est pas une forme sans matière que nous pouvons nous donner pour tâche de proposer un jour à nos amis ou nos voisins, mais une forme animant toute la riche particularité du sol, du passé et de la race." (P. Boutang, Les abeilles de Delphes, Éditions des Syrtes, 1999 [1952], p. 398)

Sur la notion de race, en l'occurrence de race française, peut-être n'est-il pas inutile de vous renvoyer aux éclaircissements de Paul Yonnet à ce sujet, avant que vous n'y voyiez un gros mot.

Quoi qu'il en soit, et puisque nous parlons ici d'Europe, écoutons l'avertissement, à la même époque, du même Boutang :

"Il est impossible de faire une Europe forte avec des nations faibles : rien plus rien ne ferait rien, et cette Europe serait aussi négligeable par rapport aux empires que chaque nation qui la compose. Mais pour qu'une nation, la France par exemple, redevienne forte, il faut que soit maintenue cette idée de souveraineté nationale, souveraineté d'un être historiquement déterminé, et orienté vers l'avenir. Une France qui ne vise pas à se constituer en sujet indépendant, en riche substance, ne peut avoir aucun souci d'une indépendance d'une Europe, dont elle ferait partie, par rapport aux Empires." (pp. 476-77)

Nul besoin sans doute de montrer à quel point ceci s'est avéré et s'avère vrai. Je vous cite périodiquement, sans d'ailleurs l'avoir encore examinée pour elle-même, cette phrase de Joseph de Maistre : "Une nation n'est qu'une langue." Après avoir rappelé à toutes fins utiles que Boutang et Abellio étaient aussi des romanciers, même si ce n'est pas à ce titre que je les ai aujourd'hui convoqués à mon comptoir, il ne me semble pas superflu de lier, via Joseph de Maistre donc, ces idées générales sur l'Europe au travail du romancier. Revenons pour ce faire à Thibaudet :

"On ne devient jamais un grand écrivain en s'inspirant des livres. Le génie du style est déposé d'abord par la langue parlée, ensuite et seulement par la lecture, cette dernière pouvant n'avoir qu'une part très réduite, comme chez Saint-Simon. Le fond du style de Flaubert, comme de tous les styles vrais, c'est la langue parlée. Il n'y aurait pas de prose française s'il n'y avait pas de bonne société française, et la qualité de la prose française se confond avec la finesse de la vie française de société." (p. 271 de son Gustave Flaubert)

Si l'on se fie à ce diagnostic, il y a de quoi être pessimiste, mais ce passage peut vous induire en erreur : la théorie de Thibaudet couvre un domaine plus étendu qu'elle n'en donne l'impression dans ces quelques phrases, et s'applique aussi bien au langage populaire - en l'occurrence les tournures normandes que Flaubert a pu entendre au fil de son existence, majoritairement provinciale je le rappelle. De ce point de vue, « bonne société française » doit s'entendre au sens large, et comprend le salon de Mme du Deffand comme la place du marché à Pont-Audemer.

Ce qui peut signifier, par exemple, que le langage des banlieues deviendra français le jour où il sera reversé dans la littérature et assimilable par d'autres que ceux qui le parlent autrement qu'à travers des expressions caricaturales. Il y a un effort de cet ordre, avec les jeunes gens de 20 ans en général, dans L'homme qui arrêta d'écrire. Laissons ceci dit Thibaudet préciser son idée :

"Flaubert [d'après un critique] avait horreur de « cette maxime nouvelle qu'il faut écrire comme on parle ». Flaubert avait raison. On ne doit pas plus écrire comme on parle qu'on ne doit parler comme on écrit. (…) Mais si on ne doit pas écrire comme on parle, on doit écrire ce qui se parle, et ne pas écrire ce qui s'écrit. Le style languit et meurt quand il devient une manière d'écrire ce qui s'écrit, de s'inspirer, pour écrire, de la langue écrite. (…) Avoir un style, pour un homme comme pour une littérature, c'est écrire une langue parlée. Le génie du style consiste à épouser certaines directions de la parole vivante pour les conduire à l'écrit. Bien écrire, c'est mieux parler." (p. 274)

- et permettre que les gens parlent mieux. Ne chichitons pas : il y a très clairement ici en jeu une « fonction sociale de l'écrivain ». Mais attention : il ne s'agit pas de « créer du lien social », ou quelque chose de ce genre, non plus que de faire dans le pittoresque ; pas même, sauf à titre de conséquence, d'intégrer de nouveaux langages à cet ensemble qui s'appelle la littérature française. Mauss disait que "l'explication sociologique est terminée quand on a vu qu'est-ce que les gens croient et pensent, et qui sont les gens qui croient et pensent cela." Mixons Mauss et Thibaudet, nous obtenons cette idée que le travail du romancier consiste à montrer qu'est-ce que les gens parlent, et qui sont les gens qui parlent comme cela. Attention bis : ces gens peuvent aussi bien être, pour le romancier, sa famille proche ou ses amis de tous les jours qu'issus de catégories sociales ou ethniques avec lesquelles il n'a en général aucun contact. L'art, je peux utiliser ce terme, de l'anthropologue ou du sociologue pour Mauss est descriptif, et si la description est bien faite il n'y a pas à chercher une explication derrière. La description doit « faire sens » par elle-même, par le biais d'une traduction qui nous rende intelligible les croyances des gens. Ce que Thibaudet appelle « écrire ce qui se parle » relève d'une pratique de traduction du même ordre, qui doit elle aussi « faire sens » - en l'occurrence et entre autres, pour le lecteur du roman, faire qu'il soit à la fois captivé et plus « connaissant » du monde.

Une petite pause : je donne des explications sur cette idée de traduction - je vais ici piocher chez Dumont, V. Descombes et Wittgenstein -, dans ce texte - où vous trouverez un lien vers un autre développement du même thème, et ainsi de suite.

Empruntons un exemple à Pierre Boutang, dans sa recension des Fous du roi de Robert Penn Warren :

"Un Warren (comme un Faulkner) pense que le péché du Sud fut l'esclavage. Mais il ne voit pas dans l'intrusion du Nord une solution. Il n'y a pas en vérité de problème ; il y a pour eux un mystère et un péché. La stupide démocratie, la corruption, le chantage sont le châtiment de ce péché. Il n'y aura de rédemption du Sud que par la rencontre des tentatives héroïques, comme celle de la vieille demoiselle et de l'enfant de Faulkner dans Intruder in the dust. Alors il y aura aussi rejet du Nord, rencontre avec les Noirs non pas bien qu'ils soient noirs, mais parce qu'ils sont des Noirs de ce pays, avec leurs noms, leurs souvenirs, personnages de la tragédie dont la Sécession fut un épisode." (p. 472). La problématique politique et le travail du romancier sont ici, de facto, confondus : le roman décrit et anticipe à la fois une situation qui seule donnera à ceux qu'elle intéresse, de près ou de loin, à la fois plus de connaissance et d'humanité. Ne chichitons pas : il y a nécessairement ici un arrière-plan de scepticisme quant aux possibilités réelles de l'action politique (ce qui ne veut pas non plus dire que pour notre auteur comme pour moi celle-ci soit complètement inutile).

Transposons ces principes à un autre sujet, la colonisation et ses actuelles conséquences. En voyant P. Boutang utiliser le terme de péché, j'ai repensé à la phrase de Lévi-Strauss, qui estimait que cette colonisation avait été le « péché majeur de l'Occident » : il est plus étonnant de lire ce vocable sous la plume d'un structuraliste positiviste que sous celle d'un philosophe et romancier catholique, ce n'en est que plus révélateur. Paraphrasons alors Boutang : si la colonisation fut notre péché, alors notre rédemption (c'est-à-dire la fin de ces châtiments qui ont noms gouvernements français et algérien, communautarismes, racaille, etc.) ne viendra que de « rencontres de tentatives héroïques », c'est-à-dire que de rencontres avec les Arabes, avec les Arabes non pas bien qu'ils soient Arabes, mais parce qu'ils sont des Arabes de ce pays, avec leurs noms, leurs souvenirs, etc. L'exemple de Faulkner étant là pour prouver que cela peut se faire sans tomber dans le sociologisme, je ne développe pas ça.

D'ailleurs, même si tout cela pourrait appeler d'autres précisions, je ne développe rien de plus. Je laisse Flaubert, non pas conclure, ce qui n'était pas de son goût ("la bêtise est de vouloir conclure…"), mais nous donner le mot de la fin - en réaction notamment à une publicité qui n'a cessé de m'exaspérer ces dernières semaines sur le chemin de l'école de mes mômes :


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, le désir pouvant être puissant, mais n'étant certainement pas de l'ordre du sentiment. Bref, chauffe Gustave (p. 81 du Thibaudet, Flaubert décrit les affres du travail littéraire) :

"N'importe ! Mourons dans la neige, dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l'esprit et la figure tournée vers le soleil."


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Rencontres héroïques, je ne sais pas, mais corps glorieux, à coup sûr.

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