vendredi 20 février 2015

Au Bonnard du jour... (II) Trois jours avec Jacqueline Delubac comme revanche contre le destin incarné par les rats Hollande et Valls.

"Avant de critiquer les modérés, il n'est que juste de considérer les conditions où ils sont placés et de reconnaître qu'elles ne rendent pas leur rôle facile : ils sont chargés de représenter l'esprit de conservation, dans un système où on l'a d'abord déshonoré. Sans montrer en détail tout ce que vaut cet esprit-là, au moins faut-il marquer qu'il compte parmi ces sentiments fondamentaux sans lesquels aucune société noble ne peut exister ni se maintenir. Si l'on se représente que l'état de civilisation résulte d'un équilibre presque merveilleux, tant il est instable, entre des forces qui se composent momentanément, au lieu de s'opposer, si l'on a compris que le plus grand bienfait d'un pareil état est dans l'esprit d'humanité qu'il répand sur une société tout entière et qui tempère partout des imperfections qu'il ne sera jamais au pouvoir de personne de supprimer, si l'on prend garde qu'un pareil ensemble, aussi fragile qu'il est achevé, unit ses différentes parties par des rapports si délicats, si intestins, si mystérieux, qu'on doit toujours craindre de blesser son âme en l'attaquant sur un des points de son corps, alors, sans doute, on ne se croit pas condamné à l'inaction, mais on se sent obligé à la prudence. (…) Le premier bienfait d'une société policée est dans la stabilité qu'elle assure à tous, de sorte qu'il n'est pas un de ses membres, même parmi les moins favorisés, qui, dans le présent, ne se trouve le maître d'un peu d'avenir. Cette stabilité s'oppose à la folie du progrès, puisqu'elle substitue la jouissance d'un bien réel à la poursuite d'un bien imaginaire, mais loin d'être contraire aux améliorations véritables, elle seule les permet. On ne peut amender réellement que ce qu'on ne bouleverse pas sans répit et rien ne paraîtra plus insensé, un jour, qu'une société qui, dans les crises périodiques des élections, remettait elle-même en question les principes sur lesquelles elle était fondée et se privait, par ses propres soins, des biens que la continuité seule procure. Des progrès positifs ne seraient possibles que si l'on cessait de parler de progrès sans cesse, et sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, il faudrait quitter le mot, si l'on voulait retrouver la chose. Mais tout évidentes que soient ces idées, elles contredisent directement celles dont se nourrit la démocratie française. On sait qu'elle vit sur l'idéologie du mouvement : il s'agit d'avancer toujours et sans même savoir vers quoi. Dans ce système où les abandons sur toutes les pentes sont représentés comme des élans vers tous les sommets, et où, chaque fois qu'on tombe, on croit qu'on s'envole, les modérés sont chargés d'avance du rôle odieux : ils sont le parti de l'empêchement ; en face des hommes de gauche, débordant d'une prétendue générosité qui, non seulement ne leur coûte rien, mais leur rapporte même beaucoup, ils sont chargés de représenter l'égoïsme, quoiqu'ils ne soient en rien plus égoïstes que leurs adversaires ; dans cette grossière affabulation où la politique n'est qu'une parodie de la religion, il faut qu'ils fassent le rôle du Diable, et on apporte à ces chétifs, dans la coulisse, les cornes et les griffes postiches sans lesquelles ils n'auront pas la permission de monter sur scène."


A l'aide du précieux recueil d'"aphorismes et fragments", selon les termes de son concepteur Luc Gendrillon, Ce monde et moi (Dismas, 1991, p. 13), donnons l'occasion à notre ami Abel d'enfoncer le clou :

"Ils désespèrent de leur pays parce qu'ils savent ce qu'ils en ont fait."

"Attendre des politiciens qu'ils sauvent l'État, c'est demander aux rats de sauver le navire."

Phrase qui pourrait être de gauche, mais depuis le 11 janvier (je plaisante, nous le savions depuis longtemps - Pompidou, des sous, c'était déjà ça, in fine, Voyer forever...), nous avons appris que les gens de gauche attendent précisément des politiciens qu'ils sauvent l'État, et eux (les gens de gauche) avec, le reste peut crever. Même les Arabes, puisque finalement ils n'ont pas l'air d'être de gauche.


Quitte à être fleur bleue, je m'en voudrais de vous quitter sur une note trop caustique : je vous retranscris donc ce bel éloge, toujours par A.B., des femmes joyeuses et des amours de passage, des escapades qu'à la même époque un Guitry et sa belle Delubac savaient si bien illustrer ("Nous avons l'éternité devant nous. - Non, mieux que ça : trois jours !") :


10-03-2009_3


"On est injuste pour les femmes gaies. Tandis que la moindre boudeuse se fait la réputation d'avoir une âme, par son air de tout attendre sans être capable de rien donner, on ne loue pas assez celles qui gardent la force qu'il faut pour ouvrir dans nos jours des commencements et qui ont eu le courage d'écarter leurs propres ennuis, avant d'avoir l'art de chasser les nôtres. Elles nous rendent la netteté du présent. Elles nous donnent des instants intacts. Voilà le grand point. La vie dure peu, l'année passe vite, le mois est court et le jour plus bref encore, mais l'instant est immense. C'est le seul fragment du temps que nous ne partagions pas avec la pendule, et qui n'ait de dimensions que celles que nous lui donnons en le dilatant. (...) Nos instants sont les revanches que nous prenons sur notre destin."

(L'amour et l'amitié, Grasset, 1939, p. 35.) Ici je devrais faire une digression sur le danger de trop assimiler ces instants avec ceux de l'orgasme, ou sur de curieuses mais courantes confusions entre sexe et liberté, mais ce sera, peut-être, pour une autre fois.