vendredi 13 janvier 2017

Abel Bonnard écrit : Stendhal, les médiocres, l'amour, les femmes et comment les posséder...

"Un homme médiocre, c'est-à-dire dominé par sa vanité, oublie de très bonne foi, alors même qu'il ne les annule pas exprès, celles de ses amours où il n'a pas réussi. Il ne veut pas avoir engagé son coeur, là où son amour-propre n'a pas triomphé, et il aura d'autant moins de peine à se comporter de la sorte, que, d'ordinaire, c'est par les sensations physiques que les amours s'impriment dans les mémoires masculines. Il faut être un grand rêveur pour se souvenir aussi fortement des femmes qu'on n'a pas eues que des autres. Il est vrai que, lorsqu'on en est là, le rapport est bien près de se renverser, et peut-être celles qui ne se sont pas épuisées dans leurs dons restent alors les plus éclatants des fantômes.

Il ressort de ces observations que Beyle était plus amoureux qu'amant. Cette distinction vaut pour tous les hommes. Un amant a besoin de celle qu'il aime, son amour n'a vraiment de certitude qu'à partir du moment où elle s'est livrée à lui. L'idée d'une femme suffit à ouvrir à un amoureux un monde enchanté. L'un s'augmente par ce qu'il conquiert, l'autre par ce qu'il invente. L'amant n'a pas de voluptés hors de ses jouissances, l'amoureux s'en fait de si subtiles et de si arbitraires qu'il n'en saisit même pas la cause. L'un réduit sa vie intérieure aux désirs, aux tourments, aux obsessions de son amour. L'autre trouve dans les sentiments qu'il éprouve un principe d'activité qui s'étend à tout son être ; mais la vie de son esprit ne reste plus indépendante, et dans les spéculations les plus abstraites, il sent soudain passer sur lui, comme le parfum d'une île inconnue, une bouffée de son lointain bonheur. Les sentiments d'un amant se retrempent dans la jalousie, ceux d'un amoureux s'y détruisent. L'amant combat avec celle qu'il aime, il l'étreint, l'enlace, et les souffrances qu'ils se causent ne sont pas ce qui les lie le moins. On peut même dire que les vrais amants sont ceux qui savent le mieux faire souffrir. C'est un art que les amoureux n'ont pas, ils ne souffrent que tout seuls, et d'une toute autre façon : la douceur de l'amour se glisse dans leurs peines, et souvent ils seraient fort embarrassés pour dire si leur bonheur n'est pas plein de mélancolie et si leur mélancolie n'est pas pleine de bonheur. En vérité, sans qu'il se l'avoue, l'amoureux garde à l'égard de celle qu'il aime une indépendance très secrète qui vient du fait qu'il s'est moins attaché à la posséder comme elle est, qu'à la recréer en lui. Il n'est même pas mauvais qu'elle le quitte et qu'elle s'éloigne parfois. Les absentes ont tort avec les amants et raison avec les amoureux."