lundi 2 octobre 2017

Le capitalisme est « libéral » ou « étatique » ou les deux, il est surtout pragmatique...

Creusant un peu plus avant les notes prises dans le livre de Mintz, je retombe sur une problématique qui m'est familière : les liaisons entre État et capitalisme. Dit comme ça, ça a l'air bateau, mais on tombe en permanence sur des fausses oppositions qui oblitèrent par trop d'une part le rôle moteur de l'État moderne dans le développement du capitalisme, d'autre part les liens que ces deux structures continuent à entretenir, quand bien même le versant proprement économique et capitaliste du système semblerait en train de prendre la primeur sur l'autre en ce moment. Quoi qu'il en soit, voici des illustrations de mon propos, et de la façon dont ceux qui ont les cartes en main savent aussi avoir plusieurs fers au feu : 

"En 1607, Jamestown, première colonie britannique au Nouveau Monde, fut fondée. La canne à sucre y fut introduite en 1619 - ainsi que les premiers esclaves africains à franchir le seuil d'une colonie anglaise - mais ce fut un échec. (...) Avant de produire le sucre dans ses propres colonies, l'Angleterre n'hésita pas à recourir au vol. En 1591, un espion espagnol rapporte que « le butin anglais en produits des Indes occidentales est si abondant que le sucre se vend moins cher à Londres qu'à Lisbonne ou même aux Indes. »

Pour le sucre britannique, le moment décisif fut la colonisation de La Barbade en 1627, île que la Grande-Bretagne s'est attribuée après que le capitaine John Powell y eut fait escale en 1625 alors qu'il revenait du Brésil. Ce n'est pourtant qu'après 1655 - année où la Grande-Bretagne envahit la Jamaïque dans le cadre du Western Design - que le sucre de La Barbade commença à prendre de l'importance sur le marché métropolitain (... Entre-temps, d'autres colonies antillaises approvisionnèrent également le royaume et contribuèrent à faire du sucre une source de profit pour l'empire). A partir de ce moment et jusqu'au milieu du XIXe siècle, le sucre arriva en Angleterre grâce aux réseaux commerciaux impériaux. Dès l'établissement des premières colonies britanniques qui réussirent à exporter vers la métropole des produits semi-finis - en particulier le sucre -, des lois réglementèrent la circulation et l'échange de ces produits."

 - Attitude typiquement anglo-saxonne et « libérale » : tant qu'on peut voler chez les autres, pas de règles ; dès que les profits risquent de baisser, pour une raison ou pour une autre, on n'hésite plus à réglementer. Continuons : 

"L'idée d'un marché intérieur à conquérir est née très tôt. Sir Josiah Child, pionnier du mercantilisme (...), insistait sur la nécessité de contrôler les colonies de façon à ce que leur commerce profite exclusivement à la métropole : 

« Il est au pouvoir de Sa Majesté, et du Parlement, si cela leur est agréable, en supprimant tous les droits de douane sur le Sucre, de le rendre un produit plus purement anglais que les Harengs Blancs ne sont un produit hollandais et par là d'en tirer plus de profit pour le Royaume que les Hollandais n'en tirent pour le leur. Et de là, par conséquent, toute les Plantations des autres Nations doivent, d'ici quelques Années, être réduites à peu de chose ou à néant [1694]. » 

Sir Dalby Thomas, gouverneur de la Jamaïque et lui-même planteur à la fin du XVIIe siècle fut un des premiers à prôner la production du sucre. Les colonies sucrières florissantes pouvaient aussi selon lui devenir consommatrices de produits en provenance de la métropole. (...) Thomas avait saisi l'importance de ce qui allait devenir en Europe le plus grand marché pour un produit de luxe, et ce parce que l'ensemble du processus - l'établissement des colonies, la capture d'esclaves, l'accumulation de capitaux, la protection des voies de navigation et jusqu'à la consommation elle-même - s'était instauré sous les auspices de l'État et qu'une telle entreprise était en tout point politique et économique." 


"En fait, deux « triangles de commerce » se développèrent à partir du XVIIe siècle et devinrent florissants au XVIIIe siècle. Le premier et le plus fameux reliait la Grande-Bretagne à l'Afrique et au Nouveau Monde : des produits manufacturés étaient vendus en Afrique, aux esclaves africains aux Amériques, et des produits tropicaux américains (le sucre en particulier) en Angleterre et à ses voisins qui les importaient. Le second fonctionnait d'une manière qui contredisait l'idéal mercantiliste. De la Nouvelle-Angleterre, le rhum était expédié en Afrique, d'où venaient les esclaves importés aux Indes occidentales, d'où la mélasse était expédiée en Nouvelle-Angleterre (pour la production du rhum). L'expansion de ce triangle provoqua une lutte d'influence politique entre les colonies de la Nouvelle-Angleterre et la Grande-Bretagne. Mais les problèmes sous-jacents étaient économiques, prenant une signification politique précisément parce que des intérêts économiques divergents s'affrontaient.

La caractéristique dominante de ces triangles est que les cargaisons humaines y représentaient une force vitale nécessaire. Ce n'était pas uniquement le fait que le sucre, le rhum et la mélasse n'étaient pas échangés directement contre des produits européens ; dans ces deux triangles transatlantiques, la seule « fausse marchandise » - pourtant essentielle au système - était des êtres humains. En l'occurrence, des millions d'hommes furent traités comme des marchandises. On les obtenait en échange de produits expédiés en Afrique et, grâce à leur force de travail, des richesses étaient créées aux Amériques. Ces richesses qu'ils créaient étaient consommés en Grande-Bretagne ; et les produits fabriqués par les Britanniques - étoffes, outils, instruments de torture - étaient « consommés » par les esclaves qui eux-mêmes étaient « consommés » pour créer des richesses. 

Au XVIIe siècle, la société anglaise évoluait très lentement vers un système de travail libre, j'entends par là la création d'une main-d'oeuvre qui, n'ayant pas accès à des facteurs de production tels que la terre, devait vendre son travail aux propriétaires détenteurs de moyens de production. Et pourtant, durant ce siècle et pour répondre à ses besoins, l'Angleterre mit au point dans ses colonies un système de travail en grande partie coercitif. Ces deux modèles d'extorsion du travail radicalement différents se développèrent dans des environnements écologiques également différents et sous des formes extrêmement différentes. Ils servaient cependant les mêmes objectifs économiques et résultaient de l'évolution d'un même système économique et politique." 



"En fin de compte, le point de vue mercantiliste, dont le commerce impérial du sucre était une émanation, fut récusé par une nouvelle philosophie économique agressive connue sous le nom de « libre-échange ». Mais le mercantilisme avait marqué le développement de la Grande-Bretagne au moins sur trois plans : il garantissait l'approvisionnement en sucre (et autres denrées tropicales) ainsi que les bénéfices issus de leur transformation et ré-exportation, un vaste marché outre-mer pour les produits manufacturés britanniques, entraînant l'essor de la marine marchande (et militaire). N'achète aucun produit fini ailleurs, ne vends aucun de tes produits (tropicaux) ailleurs, transporte le tout sous pavillon anglais : durant près de deux siècles, ces injonctions, aussi sacrées que les saintes Écritures, unirent étroitement planteurs et raffineurs, marchands et flibustiers, l'esclave à la Jamaïque et le docker à Liverpool, le roi et les citoyens." 

Et c'est ainsi que le capital est grand ! Capital akbar ! Soumission !