mardi 3 octobre 2017

"Ces petites guerres de religion, qu'on croyait évanouies..."

"On voit se multiplier dans les milieux alternatifs une course au purisme anti-médias. Tous ceux qui se compromettent à la télévision ou à la radio sont moqués pour leur collaboration avec le Système, même s’ils se montrent résolument hostiles au mondialisme néolibéral. Natacha Polony est ainsi accusée d’aimer les paillettes, Marcel Gauchet passe pour un universitaire trop prudent et l’on taxe parfois Eugénie Bastié de garder sa langue dans sa poche depuis qu’elle est entrée au Figaro. Mais la palme de l’intellectuel médiatique le plus critiqué revient à Michel Onfray, à qui Rémi Lélian vient d’ailleurs de consacrer un pamphlet chez Pierre-Guillaume de Roux, La raison du vide. Notons au moins que tous ces auteurs ont accepté d’écrire dans Éléments au cours des derniers mois, ce qui dénote malgré tout une certaine liberté de ton. D’aucuns regrettent pourtant que de tels rapprochements soient possibles, y compris parmi les détracteurs les plus virulents de la bonne pensée dominante.


Étrange attitude ! Il faudrait donc ostraciser tous ceux qui jouent le jeu des médias, exactement comme les médias ostracisent tous ceux qui refusent de montrer patte blanche. C’est oublier que, sans la voix de ces intellectuels «antisystème» au cœur du système, les marges idéologiques du débat public n’auraient presque plus aucune visibilité. On a le droit de ne pas aimer tel ou tel, et même de contester ses idées. Mais pourquoi repousser les bonnes volontés, d’où qu’elles viennent ? Si Onfray et quelques autres n’étaient pas là, il n’y aurait plus guère de pensée critique audible. On connaît la formule de Péguy : « Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains. » À force de se retrancher dans leur tour d’ivoire, nos puristes d’un nouveau genre pourraient finir par parler totalement dans le vide.

Il ne manque pas de bonnes âmes pour reprocher à Onfray, et à Éléments par la même occasion, d’assumer des positions fort peu catholiques, et pour tout dire païennes. Admettons. Mais ces petites guerres de religion, qu’on croyait évanouies, méritent-elles vraiment d’être réactivées aujourd’hui? Ne peut-on défendre les options morales et religieuses qu’on croit justes tout en débattant ensemble des grandes questions politiques contemporaines, et en menant ponctuellement des combats partagés ? Pourquoi diable les opposants à la mondialisation devraient-ils sans cesse se diviser, alors qu’ils sont déjà bien en peine de peser sur les débats ?

Il semble donc que le purisme de droite réponde naïvement au purisme de gauche, jusqu’à rendre les uns et les autres aveugles à leurs points de convergence. Il ne sert à rien de dénoncer les intellectuels « antisystème » supposés trop complaisants à l’égard des médias, alors que nous avons plutôt besoin de solidariser les esprits rebelles, dans le respect des différences qui les divisent autant que des principes qui les rassemblent."

La suite de ce texte, que vous trouverez ici : http://www.thibaultisabel.com/2017/06/pourquoi-nous-continuerons-le-dialogue-avec-michel-onfray-marcel-gauchet-eugenie-bastie-natacha-polony.html?m=1, est à un appel à une sorte d'union, je n'ose pas écrire sacrée, contre « notre ennemi principal » : « le grand capitalisme mondialisé ».  

Sur ce diagnostic précis, je ne chipoterai pas l'auteur de cet article, Thibault Isabel. Mais il me semble qu'il effectue dans ce texte, que j'ai à dessein tenu à citer assez longuement, un tour de passe-passe logique regrettable à plusieurs points de vue. Les deux premiers paragraphes ne font pas référence à la même problématique que le troisième, et la symétrie évoquée dans le quatrième a tout des fausses symétries que dénonçait Jean Madiran (je vous ai reproduit ça : http://cafeducommerce.blogspot.fr/2017/09/les-merveilleuses-disctinctions-de.html). 

T. Isabel évoque des attaques - dont je n'ai pas eu connaissance, et que je n'ai pas cherché à connaître - contre la participation d'intellectuels contestataires au fonctionnement du système médiatique. Michel Onfray, qui a récemment préfacé un livre du même T. Isabel, est notamment pris à partie. Et c'est M. Onfray qui sert à glisser subrepticement, dans le troisième paragraphe, sur une autre problématique : la réception par certains milieux de droite (je pense notamment à cette analyse de Jacques de Guillebon, que je partage en grande partie, et que j'avais répercutée sur Twitter (de même, avec leur fair-play habituel, que les responsables de la revue Éléments, dont fait partie Thibault Isabel) : http://www.lanef.net/t_article/un-enieme-recyclage-de-poncifs-eventes-jacques-de-guillebon-26374.asp), du numéro d'Éléments sur le polythéisme, numéro qui faisait la part belle, notamment, aux conneries débitées par Michel Onfray (continuons les liens, j'avais dit tout le mal que j'en pensais ici : http://cafeducommerce.blogspot.fr/2017/08/michel-onfray-bat-le-record-mondial-de.html).

Cela n'a pas grand chose à voir, mais permet à T. Isabel - consciemment ou non, qu'importe... - de glisser en douce les objections pourtant conséquentes que la droite non-païenne a élevées contre les thèses développées dans Éléments, dans le fourre-tout des « puristes de droite », qui donc ne valent pas mieux que les « puristes de gauche », etc.  Mais cela revient en fin de compte à confondre des critiques d'ordre pratique (faut-il aller ou non dans les médias ? Sur ce point, je serais plutôt d'accord avec Thibault Isabel) et des critiques théoriques. "Ces petites guerres de religion, qu’on croyait évanouies...", quelle formule révélatrice ! Une vraie guerre de religion n'a aucune raison d'être « évanouie », tant elle met en jeu des choses importantes, elle peut tout au plus être en sommeil, larvée... et s'il n'y a pas de guerre de religion entre le catholicisme et le polythéisme tendance Éléments, c'est que tout simplement personne chez Éléments ne croit qu'il y a des dieux de la forêt, des fleuves, de la moisson, etc. 

On pourrait d'ailleurs, si l'on voulait faire sa mauvaise mine, trouver M. Isabel bien condescendant et par trop "Onfrayen", on pourrait lui reprocher de renvoyer ainsi la religion du côté de l'irrationnel, des fanatismes, etc., et de ne pas vraiment appliquer les principes d'union qu'il expose par ailleurs, savonnant discrètement la planche de ceux à qui il demande par ailleurs de se taire sur des points qui ne sont pas si tactiques qu'il veut le donner à penser...

Car, je finirai là-dessus, il faut être clair sur la portée réelle des divergences théoriques, au lieu de les mettre sous le boisseau au profit de ses propres principes. Je (et « je » pour parler Staline, c'est modeste, c'est "une division", je ne parle qu'en mon nom) suis sur la même longueur d'ondes que Thibault Isabel : devant les périls qui nous menacent, si certains peuvent encore se faire entendre dans les médias dominants et y faire entendre un discours qui peut amener des gens qui ne lisent pas du tout les médias contestataires à ouvrir les yeux, il n'est pas l'heure de chipoter. Il n'en reste pas moins que l'on ne peut faire l'économie des questions anthropologiques. Jusqu'à quel point peut-on espérer qu'une amélioration de la situation économique en France dissipera certains des problèmes actuels (cf. J. Sapir, M. Onfray, tous deux interviewés récemment dans Éléments) ? Le paganisme le plus actif en France n'est-il pas l'idolâtrie des objets et de la société de consommation ? Comment lutter contre ce paganisme ? Il y a là une vraie « guerre de religion »  avec le catholicisme... Et parlant de guerre de religion : quelle est la place de l'Islam par rapport à ces problématiques, Islam par ailleurs peu évoqué dans Éléments ?  Il est vrai qu'on en entend parler si souvent en ce moment... 

Ces questions, ou certaines d'entre elles, je sais bien que T. Isabel et les concepteurs d'Éléments se les posent et qu'elles n'appellent pas de réponses simples : je voudrais montrer qu'elles sont proches des débats concernant le «  capitalisme mondialisé », et qu'elles ne peuvent que ressurgir très vite. On ne peut pas prétendre, ou suggérer, le contraire.