samedi 4 novembre 2017

Jules Monnerot en grande forme.

Après les ignominies de ces derniers jours, à défaut de nous remonter le moral, retrouvons un peu de dignité intellectuelle avec ces lignes tranchantes de Jules Monnerot : 



"Parmi les facteurs auxquels on peut imputer l’action destructive des contagions marxistes et paramarxistes sur les structures universitaires, il est facteur très général et dont l’incidence se fait sentir hors du système d’enseignement tout aussi bien. On pourrait le caractériser rapidement en parlant de tolérance de la bourgeoisie d’argent vis-à-vis du marxisme en général et du communisme en particulier. Cette tolérance provient de ce que le caractère non scientifique, le caractère erroné du marxisme communiste, n’a pas échappé à ceux dont la destruction est la raison d’être dudit marxisme. L’historien et l’analyste du communisme qui procède in concreto, après avoir longtemps travaillé, ne peut pas éviter de faire la réflexion que le communisme n’a pas rencontré les résistances qu’il aurait pu rencontrer du côté « capitaliste ». Le capitalisme aurait parfaitement pu financer la production et la diffusion de connaissances suffisantes pour abroger pratiquement dans une aire donnée toutes les formes de marxisme. On est tenté d’attribuer le fait à des effets de futilité générale et d’égoïsme parcellaire qui s’exerceraient à l’intérieur de cette « classe » de façon dominante. Sans écarter cette cause aussi vaste que vague, on ne peut lui faire de sort précis. Par contre, il n’est pas raisonnable de penser que le caractère erroné et puéril de la critique marxiste du capitalisme ait pu échapper tout à fait aux intéressés. De là à se dire « il vaut mieux que ceux qui ont juré ma perte, et qui semblent imperméables à l’expérience, se fassent des conceptions inexactes de ce que je fais et de ce que je suis », il y a un pas dont on a l’impression qu’il est souvent franchi. Prenons le communisme en France - tel qu’il est - et demandons-nous si le capitalisme - tel qu’il est - est ce qu’il gêne le plus. Si l’on fait des calculs à court terme, le communisme ne gêne pas le capitalisme. Or le défaut principal des classes dirigeantes dites bourgeoises par opposition aux classes dirigeantes de l’ancienne société, celles des ordres ou des états, c’est le peu de souci du long terme, le fait de s’accoutumer à vivre dans le « court terme ». Les destructeurs de ces classes dirigeantes auraient plus de chances de parvenir à leurs fins s’ils partaient de conceptions sociologiques fortes. La faiblesse des conceptions sociologiques du marxisme est pour ceux qu’il se propose de détruire une garantie. Cette stagnation intellectuelle, aux yeux imprudents des penseurs de la grande industrie et des grandes affaires, peut paraître un gage de maintien du statu quo. (Il faudrait alors avouer que la pensée de ces penseurs partage quelque peu les caractéristiques négatives qu’elle discerne chez ses adversaires.) En somme, le communisme en France peut leur apparaître la bombe qui n’explose pas, et qui, à y bien regarder, est faite pour ne pas exploser. De cela, de pseudo-révolutionnaires bourgeois et riches semblent avoir la conviction en quelque sorte physique. En favorisant et en diffusant des idéologies « gauchistes » et marxistes, M. Servan-Schreiber, directeur de L’Express, M. Perdriel, directeur du Nouvel Observateur, ne doivent pas penser qu’ils exposent leur statut de riches. Tout juste nuisent-ils à certains collègues, ce qui est la règle du jeu de la concurrence capitaliste. 

Les rapports, si l’on se place d’un certain point de vue, profitables aux deux parties, du capitalisme et de l’État, tendent à s’amplifier et à se resserrer à la fois, avec les progrès des techniques de prévision, et la généralisation de l’usage des plans. Du côté capitaliste, on peut parfaitement s’accoutumer à l’idée - non testée par les faits - que l’avènement politique des communistes, l’occupation communiste du pouvoir pourrait ne pas introduire de modification fondamentale dans le système, et qu’on changerait alors plus les noms que les choses. (Ce calcul s’opère déjà « à ciel ouvert » en Italie.) Il n’est pas interdit de penser qu’à partir de là, force clins d’oeil s’échangent de part et d’autre de la barricade symbolique de la « lutte des classes » marxistes. Et puisque le communisme et ses variétés ont fini par faire leurs preuves en France et en Italie, notamment, comme nouvel opium du peuple, n’est-ce pas, après tout, sinon un bien, du moins un moindre mal que cet opium domestique reste un article de grande consommation ? Que les maniaques s’agitent sans fin autour de leur bombe qui n’explosera jamais, n’est-ce pas après tout favorable aux affaires avec l’Est et l’Extrême-Est ? Après tout, ce ne sont pas principalement les capitalistes que le marxisme abêtit. Ce sont eux qui ont le plus de moyens de s’en protéger. Ce sont surtout les classes moyennes qu’ainsi on crétinise sans merci, à une échelle sans précédent. 

Ainsi le marxisme à l’école - et il faut prendre école dans son sens le plus général - semble avoir été accepté comme abcès de fixation et moindre mal par les dirigeants économiques de la France. Tout se passe comme s’ils considéraient que ce n’est pas très gênant, que cela vaut beaucoup mieux, peut-être, qu’autre chose. Ce qui milite dans ce sens, c’est que « les milieux d’argent » n’ont pas fait d’investissement - du moins à la mesure de l’objectif - pour susciter ou seulement encourager une résistance organisée à ces formes, pourtant très décelables et analysables, de sottise et de folie contagieuse. 

Là sans doute est un des secrets de la relative santé du communisme en France. Là aussi est un des facteurs de la liquéfaction universitaire. Brutalement : ceux qui pouvaient l’empêcher, qui en avaient après tout la force, ont laissé faire, ont préféré laissé faire, ont pensé qu’en dernière, ou plutôt en avant-dernière analyse, ils y trouvaient leur compte. Quant à l’heure de la dernière analyse, eh bien ! ils la lèguent à leurs héritiers avec le reste."


Si l’on fait abstraction de ce qui a vieilli (notamment l’amélioration des prévisions économiques, la financiarisation du capitalisme est passée par là), ce texte, qui n’est pas sans rappeler, avec son optique sociologique, les méditations plus morales d’un Bernanos sur les parentés profondes, autour du matérialisme, entre le communisme et le capitalisme, ce texte (qui, au passage, nous explique par avance l’évolution de la Chine communiste) me paraît être un modèle de lucidité. Ceci étant, si l’on retrouve des parentés avec notre époque - le rôle notamment du Monde et de Télérama aujourd’hui, rapport aux « migrants », évoque celui de L’Express ou du Nouvel Obs vis-à-vis des communistes et des gauchistes -, il y a des limites à toute analogie. Hélas, serais-je en l’occurence tenté d’écrire. Car d’une part, l’Islam, s’il peut être à l’occasion anti-impérialiste, n’est pas anticapitaliste en soi. Malgré les terrains d’entente entre communisme et capitalisme évoqués par Monnerot, c’est tout de même une différence. D’autre part, et surtout, le capitalisme français est nettement moins français, justement, qu’il y a quarante ans, et donc encore plus dans le court terme, encore plus dans l’optique : après moi le déluge. Si donc l’état d’esprit sinon d’apprenti sorcier du moins d’égoïsme à courte vue décrit par Monnerot se retrouve de nos jours, c’est de façon encore plus marquée. 


Dit autrement : par rapport au tableau dressé par Monnerot d’alliance objective entre deux forces supposées contradictoires voire ennemies, notre situation - nous, en l’occurrence, que nous le voulions ou non, c’est l’ « autre chose » que l’auteur évoque au détour d’une ligne et qui serait plus gênante que le communisme pour le capitalisme, et qui serait une mentalité à la fois spiritualiste et anti-matérialiste, qui reste celle de beaucoup de Français -, notre situation a empiré des deux côtés, nous sommes encore plus coincés, comprimés, étouffés (comme dans la scène de Star wars où les personnages se retrouvent dans la benne à ordures de l'Étoile noire...). Les milieux économiques sont moins soucieux du pays qu’ils ne pouvaient l’être - ceci dit sans naïveté - il y a quarante ans, et la « bombe qui n’explose pas » a laissé la place à de nombreuses petites bombes, dont certaines ont déjà explosé. En attendant les prochaines…