vendredi 15 décembre 2017

"C’est vous qui êtes tristes !"

Au sujet du livre de Gracian Art et Figures de l’Esprit (1648), Benito Pellegrin, traducteur et spécialiste du jésuite, écrit (je pratique un certain nombre de coupures, que je ne signale pas toujours) : 

"Dans ce traité, le fonctionnement de l’esprit est analysé à travers le mot d’esprit et ses mécanismes de parité / disparité, de binarité explicite ou non, avec une intuition fulgurante et un esprit de système qui préfigurent les analyses de Jean Paul et de Freud. Mais Gracian condamne la gratuité du trait d’esprit, en faveur d’une exigence d’efficacité persuasive. (…)

Dans cet ouvrage longtemps méprisé, on remarquera que Gracian tire ses exemples de jeux de mots d’auteurs autant profanes que sacrés (…) : saint Augustin, saint Ambroise et nombre de prédicateurs anciens ou modernes sont presque autant sollicités, appelés à preuve ingénieuse, que Gongora ou Martial. On est surpris, de nos jours, de ces jeux de mots, pointes, traits, saillies, calembours, qui émaillaient des sermons dont notre esprit de sérieux, hérité du rationalisme et du positivisme bourgeois, se fait aujourd’hui une image grave et pompeuse. Pourtant, nous avons là le témoignage d’un art oratoire constellé de pointes que les jésuites portèrent sans doute à leur plus haut degré de voltige verbale vertigineuse, exemple ludique d’une théâtralisation baroque oratoire qui vise à l’impression de l’affect par l’expression de l’effet : le jeu de son fait sens, sensation. (…)

Cependant, on sent une sourde nécessité de justification de ce feu d’artifice de l’esprit. Les temps ne sont plus à cette ivresse du mot pour le mot parfois, à cette joie du jeu ingénieux : de l’extérieur, les jansénistes fermés à l’art, avec un sérieux de plomb, un intégrisme sans concession, attaquent dangereusement cette rayonnante et vibrionnante Compagnie de Jésus, taxée de légèreté doctrinale et morale. Si le railleur Pascal des Provinciales satirise le laxisme casuiste des jésuites avec un brio digne de son brillant objet, un Antoine Arnauld, qui « écrivait mal sans effort », ne prête guère à rire ni à sourire : le jansénisme tire peut-être de ses origines bourgeoises, laborieuses, de sa récupération du cartésianisme, un culte étriqué du bon sens, une méfiance viscérale envers l’aristocratisme fantasque, fastueux et gratuit. Fondement de l’art et du jeu de mots, la métaphore, mise en procès, est perçue comme « un amas de faussetés éclatantes », un diabolique écran masquant la vérité."


B. Pellegrin ne donne pas les références de ses propres citations. - Mais cela peut vous rappeler l’état d’esprit de certaines querelles contemporaines, l'excessif sérieux, en mode balai dans le cul, mêlé à l'envie (péché capital...), une méfiance envers la gratuité, la luxuriance, la générosité somme toute. Je ne cite personne !