mercredi 27 décembre 2017

Jean Clair, suite... "C'est vieux comme le monde, la nouveauté."

"La modernité est chose ancienne. C’est au VIe siècle, chez Cassiodore, qu’apparaît en bas latin le terme de modernus. Est modernus ce qui manifeste le propre du modo, soit ce qui manifeste la qualité du juste, ce qui garde la mesure, ce qui est contenu dans la notion du récent. Est moderne non pas ce qui annonce ce qui vient, mais ce qui s’accorde, au sens quasi musical du mot, au moment. Moderne est ce qui trouve, conformément au modus qui constitue la racine du mot, la mesure entre le temps qui vient de s’écouler et le temps qui va venir. (…)

Ainsi, le terme de moderne gardera longtemps quelque chose de la racine dont il est né, c’est-à-dire l’équilibre, le juste milieu, la modération. C’est la limite à ne pas franchir, c’est aussi le modèle. Comme dans le grec arti, la qualité du moderne, c’est de « tomber juste », d’être la bonne mesure, de trouver le bon dosage entre l’ancien et le nouveau, un équilibre dans le rapport au temps.

C’est vers 1830 seulement, il y a un siècle et demi, que le terme de moderne va finir par signifier son contraire, c’est-à-dire l’idée de la quête incessante et fébrile du seul nouveau, et son exaltation. Nul doute qu’aux yeux des anciens moderni, pareille impatience eût été incompréhensible, qui ne tient plus l’assiette égale dans la saisie du temps, mais qui, faisant osciller le fléau de la balance autour du couteau du moment présent, ne veut plus considérer que ce qui doit advenir. Autrefois norme, équilibre, mesure et même harmonie, accord avec le temps, le moderne devient à l’inverse excès, démesure, inquiétude, dissonnance. 

Pourtant Baudelaire lui-même, le premier à user du mot de modernité dans son acception actuelle, revendiquant avec lui la valeur particulière de l’esthétique de son temps, gardait à l’esprit quelque chose de son sens ancien. S’il le fait sonner comme un mot d’ordre, il ne rappelle pas moins à son lecteur que la modernité « n’est jamais que la moitié de l’art ». « L’autre moitié, dit-il, est l’éternel et l’immuable ». La postulation vers l’actuel, l’éphémère, le goût du transitoire et du fugitif, le besoin de l’inouï et du jamais-vu, tous ces traits de la vie moderne doivent ainsi, selon lui, être toujours accompagnés, mais aussi mesurés, pondérés, justifiés par une postulation égale mais inverse vers l’immobile et le toujours présent. (…) Prise entre la fulguration maniaque du nouveau et la pétrification mélancolique du passé, la modernité pour Baudelaire est toujours déchirement, balancement, postulation simultanée, équilibre entre la prise et la dépossession, la jouissance et le deuil. Elle n’est pas jubilation de ce qui va venir, mais conscience aiguë de la fugacité. (…)

Aussi le sens de la modernité est-il antinomique de celui du progrès, cette idéologie positive, optimiste et niaise propre aux bourgeois autant qu’aux socialistes dira Baudelaire, qui ignore le doute, l’angoisse, la douleur, la mélancolie et qui, de la vie, ne veut connaître que des lendemains triomphants. « Le progrès, religion des imbéciles et des paresseux (…) idée grotesque qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne. » [la coupure est de Jean Clair, note de AMG]

C’est dans la même haine de l’esprit guerrier que Baudelaire enveloppe l’idée d’avant-garde. (…)

La protestation de Baudelaire, qu’il élève au nom de la modernité, ce « moyen », ce modèle équilibré entre deux tensions contraires, l’éternité du chef-d’oeuvre et le frisson de la découverte, est donc à cet égard la protestation d’un classique, qui rappelle la nécessité, pour « moitié », de respecter les lois intangibles du goût et de la logique qui régissent les arts. Elle sera partagée par la plupart des grands noms de la modernité qui tenaient tout comme lui les idées d’avant-garde et de progrès en suspicion. (…)

La simultanéité d’apparition des deux noms [modernité et avant-garde, note de AMG] dans le vocabulaire artistique ne doit pas inciter à les confondre, mais au contraire à les distinguer : ils renvoient à des réalités opposées."


Et c’est bien sûr là qu’est l’escroquerie intellectuelle, qui était déjà enseignée au lycée dans les années 80, mettre Baudelaire, Delacroix, voire même Flaubert (ne fut-il pas romantique quand il avait 18 ans ?), d’un côté, et des penseurs de printemps comme Breton, Sartre, Vaneigem ou n’importe quel artiste d’avant-garde autoproclamé ou non, dans le même sac, alors que les premiers ont explicitement critiqué tout ce qui pouvait être avant-gardiste. Si tous ceux qui disent du mal des bourgeois étaient d’accord sur les principes les plus essentiels, s’il suffisait de dire du mal des bourgeois pour ne pas être bourgeois soi-même, ce serait trop simple et trop facile… La perversité, c’est qu’à force d’accumulation d’erreurs, de mensonges, d’approximations ou d’idées reçues, se forme une bulle coupée du réel mais qui d’une certaine façon se suffit à elle-même, au point que chaque fois que l’on réalise que sur tel ou tel, « on nous aurait menti », on n’imagine pas que cela remette en cause le schéma d’ensemble. Un jour, oui, à force, le grand-duc est nu et l’on finit par s’en rendre compte, mais que de temps perdu avant cette prise de conscience, vingt ans, trente ans… si elle se produit.  

(D'où, soit dit en passant, l'idée de ce comptoir comme une sorte d'arsenal où piocher, à force de contre-exemples et d'arguments contre cette galaxie théorique fictionnelle et creuse qu'est l'idéologie du progrès...)