lundi 5 février 2018

Mea Culpa. Bagatelles pour un massacre. L'école des cadavres. Les beaux draps.



Ce blog est né, non du 11 septembre, mais de la lecture de la Diatribe d’un fanatique, de Jean-Pierre Voyer, dans lequel le premier livre paru sur le sujet, Une lueur d’espoir, de Marc-Édouard Nabe, est abondamment cité. Vinrent la découverte des autres livres de JPV (puis celle, moins systématique, de ceux de MEN), l’impossibilité pour moi depuis le 11 septembre d’ignorer la confrontation du vide spirituel de l’Occident contemporain et le courage de certains combattants musulmans, en Irak notamment. Les premières années, toujours sous l’influence de J.-P. Voyer et de sa culture situationniste et post-situationniste, la plupart de mes textes, quand il ne s’agissait pas d’invectives à l’égard des puissants de ce pays, ou de ceux qui avaient envie de le devenir, sionistes pour la plupart, étaient consacrés à la notion de groupe : qu’est-ce qui lie les individus entre eux, les pousse ou les oblige à « faire groupe » ? La toile de fond étant un parallèle entre la solidarité qu’il pouvait y avoir entre certains membres de l’oumma musulmane et l’atomisation, voulue par le capitalisme, des individus en Europe occidentale et aux États-Unis. 

Avec le recul, les erreurs que j’ai alors pu commettre sont, en vrac, les suivantes. : 

 - Une omission sinon totale du moins regrettable de la famille en tant qu’exemple de groupe, alors que c’en est tout de même, hélas ou pas hélas, le type canonique ; 

 - Une surestimation de la solidarité en question au sein de l’oumma, couplée à une prise en compte trop légère de ce que racontaient les sionistes sur les musulmans. Pour le dire très simplement, ce n’est pas parce que ces gens-là m’horripilaient (cela n’a pas changé), ce n’est pas parce qu’ils se permettaient atrocités et mensonges à l’égard des Palestiniens, que ce qu’ils pouvaient dire sur l’Islam, les musulmans, les banlieues françaises, etc., était nécessairement faux ; 

 - Une acceptation inconsciente de toutes les conneries que l’on enseignait (cela non plus n’a pas changé…) sur la foi chrétienne comme sur l’histoire de l’Église, en milieu scolaire comme dans les journaux. Je n’ai jamais eu d’attirance spirituelle pour l’Islam, mais il m’a fallu plusieurs années, et d’autres rencontres intellectuelles, Chesterton notamment, pour comprendre qu’il existait en nos contrées une religion assez anticapitaliste pour me plaire, et surtout intellectuellement bien plus riche que ce que j’avais pu concevoir. 

Ajoutons que les Arabes musulmans, ces dernières années, en France ou ailleurs, ont fait ce qu’il fallait, je ne parle pas seulement des attentats terroristes, pour me faire revenir de certaines illusions à leur égard. Quand bien même l’épisode tragicomique récent de l’expulsion de roms squatteurs par des Arabes musulmans venus par solidarité avec l’un d’entre eux, incite à se demander si des Français de souche, comme l’on dit maintenant, auraient été aussi rapidement aussi solidaires avec un vieux propriétaire de 75 ans victime d’une même bande de squatteurs/pilleurs. 

Bref ! Je vous raconte tout cela pour clarifier mes propres idées, me présenter un peu plus précisément aux nouveaux lecteurs que quelques facéties sur mon compte twitter m’ont permis de « recruter », et parce que cela me semble une bonne introduction à la citation du jour. Il s’agit d’un texte de Jean Clair, pour changer, issu de son petit bouquin sur le surréalisme, dont je vous disais le 27 janvier dernier, qu’il était dans son ensemble d’une argumentation moins dense que d’autres ouvrages du même auteur. Quoi qu’il en soit, dans ce livre publié en 2003, J. Clair aborde les liens entre le 11 septembre, sa réception par les intellectuels français et l’héritage du surréalisme, ceci notamment à l’occasion d’un célèbre article de Jean Baudrillard, L’esprit de la terreur, paru dans Le Monde le 3 novembre 2001. - Vérification faite, Jean Clair commet une erreur, cet article s’intitule L’esprit du terrorisme - à dessein j’évite aujourd’hui de le lire. Mais allons-y pour la citation : 

"On retrouvera la même ambiguïté dans l’analyse faite récemment par Jean Baudrillard (…) de l’attentat des tours jumelles du 11 septembre à Manhattan. 

Deux de ses expressions firent scandale : il y parlait de la « jubilation prodigieuse de voir détruire cette surperpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. » (…)

On retrouvait dans ce jeu dialectique un travers de l’intelligence française qui consiste à absoudre le crime à force de l’expliquer et à confondre finalement la victime et l’assassin. Nous serions des suicidaires qui s’ignorent, et par conséquent devrions marquer notre reconnaissance à ceux qui nous font la grâce de nous tuer. Si l’attentat du 11 septembre avait eu lieu, c’est que nous en avions rêvé : « A la limite, c’est eux qui l’ont fait, mais c’est nous qui l’avons voulu », osait écrire Jean Baudrillard. 

Un peu plus loin, sans toutefois évoquer le syndrome de Stockholm, Baudrillard n’hésita pas en effet à parler de la « complicité profonde », de la « complicité inavouable » qui nous liait, nous Occidentaux, aux terroristes islamistes. Complicité, expliquait-il, car l’événement n’aurait eu aucun sens s’il n’y avait eu en lui cette « dimension symbolique » précisait-il, pareille à « un obscur objet du désir », qui nous avait fait, obscurément, inconsciemment, souhaiter qu’il arrivât.   

La référence à Bunuel, tout comme l’évocation d’un suicide élevé en étalon de la beauté, rappelaient les liens que Baudrillard n’avait cessé d’entretenir avec un mode de pensée surréaliste, ici poussé jusqu’au nihilisme. 

Dans le temps des trois générations qui se sont nourries au lait surréaliste, Jean Baudrillard reprenait la pensée furieuse du jeune Aragon imaginant l’écroulement des buildings blancs de Manhattan. Il en avait rêvé. Les Islamistes l’avaient fait. 

Et, commentant cette parfaite réversion de la réalité et du rêve, du meurtrier et de sa victime, Jean Baudrillard pouvait écrire : « Que nous avons rêvé de cet événement, que tout le monde, sans exception, en ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n’importe quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la conscience morale occidentale, mais c’est pourtant un fait… » 

Il est étrange en vérité de constater qu’un intellectuel venu de la gauche ait fini, dans la jouissance mauvaise qu’il exprime, dans la Schadenfreude que provoquait en lui l’attentat terroriste de New York, et dans la jubilation enfin de le voir s’accomplir sous ses yeux, par incarner ce que Walter Benjamin avait défini, un peu plus de soixante ans auparavant, comme la posture même de l’esthétisation de la politique par le fascisme : « L’humanité [en Occident] s’est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. »" 

Arrêtons-nous ici pour ce jour. Dans la suite de son livre, Jean Clair répond à Jean Baudrillard, cela sera je l’espère l’occasion d’une autre citation, mais cela nous entraînera vers un autre sujet, celui des rapports entre la parole et l’action, en France notamment. Restons-en donc à ces premières remarques, et ajoutons-y nos commentaires. 

Il faut bien l’avouer, je suis assez d’accord avec les propos de Baudrillard, au moins tels qu’ils sont retranscrits par J. Clair. Certes gêné par ces tics de langage typiques des intellectuels ("nous avons rêvé de cet événement" - qui, nous ? "tout le monde, sans exception…" - qu’en sait-il ? impérialiste !), n’ayant pas besoin d’étudier sa « joie mauvaise », je partage l’idée selon laquelle nous avons été nombreux à nous réjouir de ce qu’enfin les Américains, responsables de tant de morts aussi « innocents » que ceux du 11 septembre, se prennent un coup de fouet en retour. J’approuve aussi, hélas, et je suis revenu sur le sujet le 1er février dernier, la thèse, telle que Jean Clair la paraphrase, selon laquelle « nous serions des suicidaires qui s’ignorent » - quelques années et quelques vagues migratoires plus tard, nous nous ignorons d’ailleurs de moins en moins de ce point de vue… En revanche, que cette idée soit de Jean B. ou de Jean C., je ne vois pas trop, concrètement, en quoi nous devrions éprouver de la reconnaissance envers les terroristes d’assouvir ce désir de suicide qui n’est tout de même pas partagé par tous les membres sans exception des sociétés occidentales. Quant à la formule : "A la limite, c’est eux qui l’ont fait, mais c’est nous qui l’avons voulu", disons pour aller vite qu’elle me semble aussi maladroite qu’excessive. 

Compliquons encore un peu les choses. Lorsqu’on lit la terrible sentence de Benjamin : "L’humanité s’est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre", on ne peut l’approuver, dans ce contexte de réflexion sur le 11 septembre, sans noter aussitôt que, si les choses ne se sont pas arrangées depuis l’époque (fin des années 30) où écrivait Walter Benjamin, les États-Unis, leur capitalisme et leur Hollywood, n’y sont tout de même pas pour rien. Si « nihilisme » il y a de la part de Baudrillard, il peut sembler bien faible par rapport à celui déployé par la vision du monde que l’industrie du loisir américaine dissémine, et avec quel dynamisme, sur tout le globe depuis des décennies. 

Ceci étant, la phrase de Benjamin permet justement de rappeler qu’en la matière les États-Unis n’ont pas tous les torts, et n’ont pas tout inventé : le masochisme occidental, tel que les surréalistes ont pu à certains égards l’incarner, est antérieur à l’hégémonie culturelle américaine. Ce sera justement un des thèmes nous aborderons lorsque nous reviendrons sur ce texte de J. Clair.  


Ces remarques disparates, ces commentaires d’un commentaire d’un texte que je n’ai pas lu, appellent-ils une conclusion claire ? Vous aurez compris qu’il s’agit, à l’occasion d’une lecture dont le sujet, le 11 septembre et ses suites, a joué un rôle important dans l’itinéraire que j’ai retracé à grands traits en introduction, d’une sorte de réflexion par l’exemple, d’expérience intellectuelle, comme on parle d’expérience scientifique, sur les difficultés que nous (c’est-à-dire un certain nombre d’Occidentaux…) pouvons avoir à aborder, théoriquement, pratiquement et, si j’ose dire, sentimentalement, l’idée que des gens, méprisables à de nombreux égards, qui veulent nous détruire, n’ont pas tort, stratégiquement et moralement parlant, de nous attaquer de la façon dont ils le font. Si conclusion il y avait, cela pourrait vouloir dire que nous avons résolu ce problème… Je me contenterai donc d’une formule simple pour finir : sur le fond, rien n’interdit de détester à la fois l’Islam, le capitalisme, l’impérialisme américain, le sionisme. Ce qui ne signifie pas qu’il faille (en admettant que ce soit possible !) les combattre tous en même temps. Ni, mais je vais arrêter de le rabâcher, que cela ne doive nous préserver de toute autocritique. L’autocritique, nous retrouvons ici plutôt J. Clair que Baudrillard, ne devant pas être masochiste au point d’effacer toute distinction entre eux et nous. Et ainsi de suite… A bientôt, tant que Dieu me prête vie !