mercredi 28 février 2018

True Blues.




(Oui, un peu de musique pendant la lecture, pourquoi pas ?)

Ne sachant trop que vous raconter aujourd’hui, l’idée d’une pause m’effleurant même l’esprit, je feuillette mon pléiade Valéry, et tombe, vraiment par hasard me semble-t-il, sur ces lignes : 

"Les circonstances dans lesquelles nous sommes placés, la pression des événements, la tension de nos âmes qui lui répond, ont, parmi bien d’autres effets, l’effet de nous faire sentir de plus en plus énergiquement notre intime participation à une existence plus grande que la nôtre, qui est celle de la France. Dans les temps calmes et pacifiques, être français en France, c’est une propriété sous-entendue, presque insensible. On est, en somme, en équilibre indifférent avec son milieu natif et natal. On est français comme on respire. On en vient à ne pas concevoir que l’on puisse n’être pas français, Montesquieu l’avait remarqué. 

Sans doute, il y avait des Français qui allaient à l’étranger et qui ne tardaient pas à ressentir leur différence nationale. Mais, par rapport au chiffre de notre population, le nombre de ceux qui franchissaient la frontière, - et, entrant en contact avec l’étranger, découvraient la France, - était presque négligeable. 

Mais voici que notre frontière principale s’appelle ligne Maginot, et que nos contacts avec l’étranger, qu’il soit ami, ennemi ou neutre, ne laissent pas de nous rendre de plus en plus sensibles à notre personnalité française. Nous sommes de plus en plus sensibilisés à ce que nous sommes. Il nous arrive ce qui arrive à un être que les circonstances obligent à se ramasser pour agir, ou pour réagir. Sa pensée ne peut plus ignorer son corps ; il coordonne toutes ses facultés ; il se fait tout entier un seul système de forces et se connaît enfin dans son unité profonde et sa singularité essentielle. 

Cette sensation nationale peut-elle se préciser par une définition de nous-mêmes assez simplifiée pour tenir, finalement, en quelques idées ? 

Je vais essayer, sans espoir d’y réussir, en me bornant à la partie intellectuelle de la question."

 - Ce texte écrit en 1939 s’appelle "Pensée et art français", je n’ai pas encore lu la suite. A dire vrai, j’ai emprunté ce livre en bibliothèque, et l’un de mes prédécesseurs avait souligné la phrase : "Dans les temps calmes et pacifiques, être français en France, c’est une propriété sous-entendue, presque insensible.", qui, dans le contexte actuel, a bien sûr attiré mon attention. Mais, en lisant ces lignes, ce n’est pas celle qui m’a le plus frappé : "On est français comme on respire", voilà une formule qui risque bien d’être devenue obsolète pour toujours, ce qui ne laisse pas, pour employer la même tournure joliment désuète que Valéry, d’être quelque peu vertigineux. Merveille du multiculturalisme, être Français ne peut plus être sous-entendu, on ne peut plus être français comme on respire...

Quoi qu’il en soit, en attendant de voir si P. Valéry a des choses intéressantes à nous raconter sur nous-mêmes, retenons ce contraste entre ce qui est actuel dans ces lignes (l’inquiétude que l’on appellerait aujourd’hui « identitaire », la volonté de retrouver, comprendre, exprimer ce qui peut éventuellement nous être propre, au sein d’une "participation à une existence plus grande que la nôtre") et ce qui ne l’est plus : le peu de Français qui allaient à l’étranger ; l’existence d’une « frontière principale », fût-elle aussi peu romantique (et aussi peu efficace) que la ligne Maginot ; alors que nous aimerions bien avoir des frontières tout court, principales ou non…


Je me faisais par ailleurs la réflexion que parmi les bons côtés de la situation actuelle, on pouvait évoquer un sain rappel à la modestie et à l’humilité. Rien ne nous est dû.

La même année que Valéry, Maurice Chevalier évoquait les « excellents Français » : la chanson vaut ce qu’elle vaut, il est des choses plus désirables que d’être un "excellent soldat, qui marche au pas", je ne suis pas du tout sûr par ailleurs que la République soit "encore le meilleur régime ici-bas", mais le texte de Jean Boyer avait au moins le mérite de rappeler que les Français aimaient bien se disputer entre eux, et que c’est là probablement une composante de leur paradoxale unité. D’une certaine façon, pour pouvoir continuer à nous engueuler gentiment entre nous, il faut être capable de nous engueuler vraiment avec les autres - au lieu de nous engueuler entre nous au profit des autres… Comme disait Jean-Pierre Foucault dans ma jeunesse (Valéry, Chevalier, Foucault… il est temps que je m’arrête, je vais finir par citer Cyril Hanouna ou Bernard Laporte), le monde est fou.




("Ils désirent tous désormais / Qu’on nous foute une bonne fois la paix." Je ressors mon lexique daney-nabien, mais c’est une définition de la veulerie, non ?)