lundi 12 mars 2018





Je ne suis pas et n’ai aucune prétention à être critique littéraire. Les textes que je cite en ce moment et qui relèvent plus ou moins de ce domaine, je ne le fais pas par souci d’originalité. Il se trouve que j’ai de plus en plus besoin de retrouver - musique, peinture, cinéma, et donc, littérature - un peu de beauté et de précision. Ce n’est pas tant fuir la laideur et la vulgarité contemporaines, que de sortir la tête de l’eau et respirer de temps à autre. 

Je fais cette petit mise au point avant de vous reproduire un texte de Jean Starobinski, écrit en 2000, qui n’est pas bouleversant en tant que tel, mais dont j’ai bien aimé les fermes leçons de morale. Ces lignes sont consacrées à l’un de ces anciens professeurs (de 1939 à 1942), Marcel Raymond, dont je ne crois pas avoir jamais entendu parler : 

"Marcel Raymond ne voulait rien laisser au hasard, mais sans rien figer dans une écriture trop chevillée. Nous savons maintenant, par les écrits autobiographiques, combien les cours et leur préparation lui ont coûté. Notée de façon aérée sur des feuilles de petit format, la leçon était méditée, construite, musicale. Elle naissait pour nous, devant nous. Son ouverture consistait généralement dans le rappel de quelques faits précis. A partir de là, un parcours était entrepris, qui suivait la trace d’une aventure intellectuelle et qui nous faisait écouter des textes, pour aboutir finalement à des interrogations dont nous devenions partie prenante. Par élargissements successifs, la leçon progressait vers un moment, culminant mais non conclusif, où se nouaient les motifs apparus au fil de l’heure. 

Ce grand art de la leçon ne cherchait pas à se mettre en valeur pour lui-même. L’ex cathedra n’était pas utilisé à des fins personnelles. Par égard d’abord pour notre ignorance et pour notre besoin d’information, Marcel Raymond prenait toujours le temps de mettre en place les données indispensables ; il n’oubliait pas les circonstances historiques, qui sont une condition d’intelligibilité. Il savait être sobre, précis, rapide dans ces moments introductifs. 


Ces attentions envers les écoutants allaient de pair avec le respect des auteurs étudiés. Marcel Raymond parlait d’un écrivain comme s’il était présent en personne dans l’auditoire. C’était exclure d’avance le ton de supériorité - privilège du dernier venu - qui a toujours été la grande tentation du métier professoral. L’égard envers les auteurs absents était donc pour Raymond un préalable absolu. De fait, il choisissait ses sujets en fonction de la possibilité d’un intérêt dépassant la seule connaissance. La littérature était interrogée comme si elle pouvait subvenir à nos manques et à nos attentes. Quant à l’évaluation esthétique et au jugement moral, Marcel Raymond ne renonçait jamais à marquer ses exigences, mais avec des précautions rhétoriques qu’il avouait lui-même. Dans l’économie de sa parole, il lui suffisait d’un adjectif ou d’une expression dubitative pour signaler un désaccord. Sa façon discrète d’exprimer des réserves avait plus d’acuité que maints discours accusateurs. En écoutant ses leçons, pas plus qu’on ne se sentait au laboratoire l’on ne se transportait au tribunal. La fondamentale retenue de Marcel Raymond contrastait avec d’autres styles universitaires qui avaient cours dès son époque : il ne cherchait à séduire ni par le tranchant des systèmes scientifiques, ni par l’émoustillement devant les détails de la vie intime, ni par la verve entraînante et l’abattage qui brûle les planches (et qui devient si facilement comique). Il ne faisait pas montre d’une ferveur qui eût fait valoir sa personne en lieu et place des textes dont il nous parlait. Ce qui dominait chez lui était ce composé de sensibilité et d’intelligence qu’on appelle le tact. (…) Au passage, les bifurcations des problèmes, les développements collatéraux était indiqués brièvement. Raymond savait placer les butées interrogatives, pour faire sentir que le sujet n’était pas épuisé, que tout n’acceptait pas d’être mis en lumière, étalé au grand jour. Il faisait sentir le mystère sans parler constamment de mystère."