mercredi 16 mai 2018

"Le plus encombrant des fardeaux" (de l’homme blanc).

Suite à la mise en ligne, dimanche et lundi derniers, des textes sur la disparition de la paysannerie, j’ai repensé aux passages de La cause du peuple dans lesquels Patrick Buisson estime que la fin de la guerre d’Algérie a signé l’entrée de la France dans la société de consommation, c’est-à-dire une forme de renoncement du pays à lui-même. Ce qui est, notons-le, exactement contemporain du remembrement qui va porter le coup fatal à l’autonomie que les paysans avaient bon an mal an su garder depuis la Révolution française. Voici ce qu’écrit P. Buisson : 

"Les plus lucides comprirent qu’au-delà de la conception de l’indépendance de l’Algérie, c’étaient les fondements d’une certaine conception politico-historique de la nation qui se trouvaient ébranlés. 

Fils d’officier et historien de la société militaire, Raoul Girardet, avec le petit groupe d’intellectuels regroupés autour de La Nation française, fut l’un des premiers à identifier, à travers l’affaire algérienne et les conditions mêmes de son dénouement, les signes précurseurs d’une crise de l’identité française. Jamais cet ancien résistant ne pardonna à de Gaulle la volte-face de sa politique qui eut pour conséquence de jeter des centaines de jeunes officiers - le meilleur de l’armée française - dans une révolte dont la dimension dépassa de loin les soubresauts d’un patriotisme meurtrier. Nul mieux que lui n’a su décrire le drame de ces militaires qui, ayant choisi de ne pas vivre selon le seul critère de l’intérêt personnel, se heurtèrent à une société civile emportée par l’appétit général de bien-être et une frénésie de consommation ; une société pour laquelle la misère algérienne et sa démographie galopante étaient en passe de devenir le plus encombrant des fardeaux.  

La crise de la décolonisation révéla le paradoxe de leur état, les lourdes servitudes de la condition militaire brusquement sevrée de grandeur. Par-delà le respect de la parole donnée aux troupes supplétives autochtones, indépendamment des considérations géostratégiques qui pouvaient plaider pour la sauvegarde de la présence française en Algérie et au Sahara, le soulèvement des « soldats perdus » traduisit le refus opposé par un corps pétri par l’esprit de sacrifice au nouvel ordre économique et au primat des seules valeurs matérialistes dans une société désormais exclusivement tournée vers la recherche du confort et les loisirs. (…)

Avec l’Algérie française disparaissait un monde où l’État avait le pouvoir de prélever « l’impôt du sang » au service d’une entité transcendante. Le sang versé ne le serait plus désormais qu’accidentellement et au nom de la privatisation de l’existence. 

Entre 1954 et 1962, l’hécatombe automobile fit 81367 morts, soit trois fois et demie plus de victimes que la guerre d’Algérie parmi les soldats du contingent durant la même période. Plus qu’une ultime convulsion du vieux monde colonial, l’épisode algérien marqua la transition entre un monde qui avait érigé la nation en absolu et la modernité libérale qui aspirait à faire de la conservation de soi le premier et l’unique souci de l’individu raisonnable."

Au sujet de Girardet : "Au détour d’une phrase, quand la rupture entre la France et l’Algérie fut consommée, il y avait cette interrogation aux accents prophétiques : « La France de l’hexagone sera-t-elle autre chose que celle du vide moral et idéologique ? » La blessure algérienne ne devait pas se refermer de sitôt. Pour les uns, il fallait y voir un enchaînement où se révélait l’essence criminelle de la société française, pour les autres, la première secousse d’un mouvement qui allait provoquer l’affaissement du socle sur lequel reposait la nation historique."

En résumé : de Gaulle (revenu au pouvoir en 1958 grâce aux Américains ?) a soldé l’Algérie et accompagné le plongeon de la société française dans la société de consommation. On est puni par où on a péché, l’Algérie qui vient chez nous dès après une paix complètement tordue et absurde, le matérialisme de la chasse aux allocs en miroir du matérialisme des trente « Glorieuses », et à l’heure où j’écris, la dépendance énergétique envers les pays pétroliers musulmans, qui ne nous met pas exactement en bonne position pour refuser la venue de musulmans en France. Merci Général ! 



(N. B. : je ne suis pas un zélateur passionné de l’esprit de sacrifice, j’ai écrit là-dessus des tartines il y a quelques années, que je peux rechercher si cela vous intéresse. J’ai toujours été mal à l’aise avec les « rossignols du massacre », qui envoient les autres à la mort par media interposés. Mais cela n’invalide pas les réflexions de Girardet et Buisson à propos de gens qui, eux, prouvèrent qu’ils avaient cet esprit, ni bien sûr ne prévient de les respecter pour cela.)